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La famille comme unité d’amour et de discipline

25 août 2023

Une clé de l’éducation est la profonde unité entre amour et exigence.

Les deux faces de la monnaie

Dans un article précédent, j’ai soutenu que l’amour est une médaille à deux faces : celle de l’acceptation de l’être aimé pour ce qu’il est et celle de l’exigence pour qu’il soit à la hauteur de ce qu’il est. J’ai ajouté que chaque face corrige les excès de l’autre, permettant ainsi à l’acceptation de ne pas dégénérer en indulgence (par peur de dire « non ») et à l’exigence de ne pas provoquer la frustration (par des demandes excessives).

Si, dans la pratique, la face de l’exigence est en train d’être brouillée par le transfert de la discipline depuis la famille vers d’autres instances sociales (écoles, thérapeutes, « influenceurs », police, juges…), il est frappant de constater que ce transfert, plutôt que d’augmenter la confiance parentale, l’érode.

Accepter l’être aimé pour ce qu’il est, signifie que l’on est conscient de ses vertus et de ses défauts. Or, comme on ne l’aime pas pour ses défauts, mais malgré eux, il faut sans cesse renforcer ses vertus et infléchir ses défauts. J’insiste : personne ne nous aime pour nos défauts (bien que nous puissions être aimés avec eux). Se sentir aimé, c’est se sentir porteur de valeurs que je ne m’accorde pas gratuitement à moi-même, mais que je recueille dans le regard de ceux qui m’aiment.

Dans la famille, l’unité de l’acceptation et de l’exigence peut aussi être vue comme une unité d’amour et de discipline. Chaque famille, en effet, réalise un ajustement spécifique de l’amour et de la discipline pour organiser son expérience quotidienne. Nous savons que cet ajustement réussit lorsqu’il parvient à créer une syntonie entre les inévitables inhibitions externes (imposées par la vie en commun) et les inévitables inhibitions internes (imposées par le besoin de se sentir cohérent face à soi-même et digne de confiance face aux autres). L’inadéquation entre l’extérieur et l’intérieur conduit soit à un amour sans exigence, soit à une discipline sans amour.

L’expérience ne sait pas s’organiser elle-même. Si nous voulons que l’enfant développe un critère qui ordonne sa vie, au lieu de le laisser livré à ses caprices, nous devons lui fournir une orientation, car l’autonomie sans orientation n’est rien d’autre qu’une désorientation complète. Galdós [Benito Pérez Galdós, romancier espagnol de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, NDT] l’a dit plus directement : « Attendre pour éduquer l’enfant qu’il dise : “Emmenez-moi à l’école, car j’ai une grande envie d’être sage”, c’est confier nos projets à l’indolence infinie de l’éternité. » (dans Soñemos, alma, soñemos). Seule l’union naturelle de l’amour et de la discipline aide l’enfant à vouloir faire ce qu’il doit faire.

La personnalité comme capital humain

La discipline n’a pas bonne presse, et ce pour une raison bien simple : aujourd’hui, on préfère éviter les conflits en parlant de sentiments plutôt que de règles. Mais le prix à payer pour cette préférence est de transformer la société en institution thérapeutique. L’alternative au super-ego s’est révélée être le super-état.

L’union de l’amour et de la discipline n’évite pas les conflits, mais elle permet de les centrer sur l’objectivité de la norme, et non sur la fluidité sentimentale d’une rébellion sans cause. L’amour sait que la conquête d’une plus grande autonomie par les enfants est inévitable et qu’être parent signifie savoir céder, mais la discipline exige d’avancer pas à pas.

Quand l’amour oublie la discipline, il tend à dériver vers cette forme sophistiquée de maltraitance qu’est la surprotection, c’est-à-dire une autosuffisance si fragile qu’elle éclate en morceaux au moindre contact avec la réalité.

Tout cela est d’autant plus vrai aujourd’hui que nous avons transformé la personnalité en capital humain grâce à l’idéologie des compétences (skills), qui ne sont rien d’autre que des traits expressifs d’une personnalité. A mesure que le système éducatif s’est transformé en fabrique de compétences, la famille est devenue le seul lieu où l’on est aimé pour ce que l’on est, indépendamment des compétences. Cela ne signifie évidemment pas que les parents éduquent leurs enfants dans l’incompétence, mais plutôt que leur manière de leur apporter la sécurité est l’amour et leur manière de leur apporter l’autonomie est la discipline. Et dans cette double mission, la famille n’a pas son pareil. Mais elle a des dynamiteurs, car les parents sont sans cesse incités à déléguer leur responsabilité à des spécialistes. Comme cette délégation de la discipline détruirait la famille, il est urgent aujourd’hui de dire aux parents que personne n’est plus spécialiste qu’eux de leurs enfants et qu’il y a quelque chose de plus humain que de garantir la réussite : garantir la sérénité face au risque.

Encourager les parents à faire ce qu’ils savent faire mieux que quiconque

Il est urgent d’encourager les parents à oser faire ce qu’ils savent faire mieux que n’importe qui, à accepter que la sagesse est la racine carrée de l’expérience. Je donnerai trois exemples parmi d’autres.

Tout d’abord, l’expérience de l’aventure. Je ne cesse de répéter que nos enfants sont la première génération de l’histoire à avoir les genoux parfaitement propres. Non pas que je sois partisan de les écorcher vifs, mais bien de leur offrir des espaces où ils peuvent vivre leurs aventures de manière autonome. Parce qu’être un enfant, c’est posséder beaucoup plus d’énergie que de bon sens pour la contrôler, vivre des aventures, c’est s’exposer à des risques. Or, un enfant normal est curieux, impétueux et téméraire. Pour canaliser sa curiosité sur les voies de la prudence, il a besoin d’une chose qu’il est le seul à pouvoir s’offrir : l’expérience.

Deuxièmement, l’éducation du regard. Nous ne devons pas éduquer nos enfants en leur mettant des œillères, mais nous devons insister pour leur montrer ce qui est beau, ce qui est bon, ce qui est juste. Une pédagogie du regard est indissociable d’une pédagogie de l’attention. Veillons à ce qu’ils ne passent pas à côté des merveilles que nous rencontrons au quotidien, à ce qu’ils ne soient pas aveugles aux raisons que la vie nous offre de pratiquer la gratitude. Apprendre à regarder vers l’extérieur est peut-être le premier pas pour apprendre à regarder vers l’intérieur. Puisque nous vivons dans un bombardement constant de stimuli visuels, toute personne qui n’a pas un certain contrôle sur ses yeux sera emportée par ce qu’elle absorbe. Quiconque n’a pas un certain contrôle sur son attention — qui, comme je ne me lasse pas de le répéter, est le nouveau QI —, ne peut être considéré comme éduqué. On a imposé une pédagogie triviale de l’activité qui consiste à surfer sur la surface des choses, en ignorant que la rétention, la concentration, le contrôle de nos sens et la pause sont des formes supérieures d’activité.

Troisièmement, le contrôle de la frustration. J’insiste souvent sur le droit de l’enfant à la frustration, qui n’est rien d’autre que le droit du pâtissier à ne pas manger les ingrédients pendant la préparation d’un gâteau. Le pâtissier impulsif qui n’est pas capable d’organiser ses actions en fonction de la priorité d’une fin est voué à la ruine. Il y a quelques mois, j’ai été invité dans une école très modeste de Cúcuta, en Colombie. Après avoir accepté l’invitation, j’ai reçu ce message : « Veuillez respecter nos chers élèves ; ne leur rendez pas la tâche trop facile ». J’avoue que j’ai été ému, car la facilité extrême empêche les enfants de voir leur compréhension de la réalité comme une conquête de leurs efforts. L’une des différences les plus frappantes entre les enfants riches et les enfants pauvres à l’école est leur fatigue cognitive. La raison en est simple. Moins un enfant possède de connaissances préalables, plus il lui est difficile d’acquérir de nouvelles connaissances non triviales. En d’autres termes, la charge cognitive d’un nouvel apprentissage est toujours plus importante pour les pauvres, et plus la charge cognitive est importante, plus la fatigue est grande. L’effort mental nécessaire pour maintenir la concentration est fatigant, affaiblit notre concentration et facilite notre distraction. Les enfants des familles pauvres ayant moins de connaissances préalables, ils sont aussi plus susceptibles d’être distraits au cours d’une activité intellectuellement exigeante (un examen, par exemple). Cependant, personne n’est condamné à s’accommoder de la fragilité de son attention comme d’une fatalité. L’effort cognitif peut être renforcé… par un effort cognitif bien structuré, et c’est là l’essentiel. Et quelle compétence est intellectuellement plus précieuse que l’aptitude à rester attentif ? Ce qui est bon pour les muscles d’un athlète est souvent bon pour l’intelligence d’un élève.

En résumé

Il n’est pas intelligent de capituler devant l’idéologie qui nous demande de défaire les liens familiaux entre l’amour et la discipline. Les jeunes ont toujours cru qu’ils savaient mieux que la génération précédente et qu’ils éduqueraient leurs enfants mieux que leurs parents ne les avaient éduqués. Mais dans leur empressement à ne pas répéter les erreurs de leurs parents, ils oublient trop souvent deux choses : qu’en plus d’aimer et d’accepter nos enfants, c’est à nous de les guider et de les protéger ; et qu’il y a une chose que nos enfants auront toujours moins que nous : l’expérience.

Aimons-les donc, mais n’oublions pas d’insister à temps et à contre-temps, qui est cette forme d’amour pleine de tendresse qui nous manque tant lorsque nos parents ne sont plus là pour la pratiquer avec nous.

Gregorio Luri est philosophe, pédagogue et essayiste. Source : https://www.aceprensa.com/firma-invitada/la-familia-como-unidad-de-amor-y-disciplina/. Ce texte a été traduit de l’espagnol par Stéphane Seminckx.