Quelle est la place de la famille dans la nouvelle évangélisation ?
Le climat actuel
La « mid-life crisis », la « crise des 40 ans », est dépassée. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la crise du « quart de vie », un malaise existentiel qui semble toucher une majorité des jeunes adultes entre 25 et 35 ans. Les premiers à en parler furent les Américaines Alexandra Robbins et Abby Wilner dans leur livre, publié en 2001 : Quarterlife Crisis, the Unique Challenges of Life in your Twenties. Cette crise se caractérise par une démotivation, une recherche éperdue de sens, une soif d’épanouissement personnel : même avec un diplôme sous le bras, même avec un bon job, on ne sait pas quoi faire de sa vie.
Que faire de notre vie ? Pourquoi ce déficit de motivation ? Lors de l’homélie de la messe d’entrée en conclave, le 18 avril 2005, le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, avait eu ces mots célèbres : Nous nous dirigeons vers une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien pour certain et qui a pour but le plus élevé son propre ego et ses propres désirs. Cette expression — dictature du relativisme — nous situe au cœur de la crise contemporaine.
Beaucoup de gens sentent confusément que nous vivons une sorte d’époque-charnière, un tournant dans l’histoire. Mais ils en méconnaissent le motif. Depuis la renaissance, les prétentions de la raison humaine n’ont cessé de grandir, créant de grands mouvements philosophiques et idéologiques, qui nous ont souvent conduits au désastre. Le 20ème siècle a été le siècle le plus meurtrier de l’histoire, avec deux guerres mondiales, plusieurs génocides, la légalisation de l’avortement, la préparation de la mentalité euthanasique. Les idéologies marxiste et nationale-socialiste sont responsables de dizaines de millions de morts. Une certaine idéologie capitaliste ultra-libérale tue aussi, de façon plus subtile, en asphyxiant les consciences et les aspirations les plus profondes de la personne au nom du seul profit.
A l’heure actuelle, la décomposition des idéologies (Benoît XVI, Via Crucis 2005) a entraîné une sorte de rejet, d’écœurement face à toute prétention de vérité, face à toute autorité. Le monde politique a perdu toute crédibilité, de même que l’Eglise, que l’autorité parentale, etc. Seules les sciences dites « exactes » peuvent prétendre à la vérité de ce qui est prouvé par les mathématiques ou l’expérimentation scientifique. Tout le reste n’est que goût, opinion ou idée personnelle. Il n’y a plus d’idéal : si rien n’est vraiment vrai, rien n’est vraiment bon, rien ne vaut la peine de s’engager. Il y a un déficit énorme d’espérance aujourd’hui. En termes plus terre à terre, on parlerait d’un déficit de « motivation ». Pour quoi vivre, en définitive ? Quand rien n’en vaut vraiment la peine, après un temps, on est fatigué de tout.
Plus fondamentalement, s’il n’y a plus de vérité, il n’y a plus de liberté, plus de capacité d’aimer. Car la liberté est la capacité de se donner à ce qui est vrai et bon. Pourquoi voyons-nous tant de jeunes hésiter à se lancer dans la vie ? Pourquoi tant de jeunes couples, de jeunes vocations pour l’Eglise sont si fragiles ? Pourquoi réduisons-nous tout à notre intérêt, au calcul utilitariste, jusqu’à la réalité la plus belle, l’amour, ramené à l’érotisme, à la recherche effrénée du plaisir sensuel, tentant de justifier toutes les expériences sexuelles, même les plus viles ?
La raison humaine est malade, avec le danger, comme pour toutes les pathologies de la raison, que nous ne soyons même plus en état d’en prendre conscience : de même que le sourd ne peut pas entendre qu’il est sourd, de même, le relativiste n’accepte pas son relativisme, car il le relativise.
La foi guérit la raison
Face à ce diagnostic, Benoît XVI a rappelé que (…) le message de la foi chrétienne est (…) une force purificatrice pour la raison elle-même, qu’elle aide à être toujours davantage elle-même (Discours à l’Université La Sapienza, 17-1-08). Nous pensons souvent que la foi est ce qui permet à la raison d’adhérer aux vérités qui la dépassent, une espèce de version premium de la raison. C’est vrai, mais elle est d’abord une grâce, un pouvoir divin, surnaturel, de guérison, de purification, d’élévation pour la raison humaine. L’antidote au mal profond du relativisme est la foi.
La foi est un don de Dieu. Encore faut-il être disposé à le demander et à le recevoir. On l’a dit : beaucoup de nos contemporains regardent l’Eglise avec méfiance et confondent la foi chrétienne avec une idéologie parmi d’autres, un produit de la raison humaine, qui ne mérite plus aucune confiance. Il y a là un énorme malentendu, car la foi repose sur une révélation de Dieu, sur un Dieu qui s’est fait connaître et s’est donné à nous. La foi n’a rien à voir avec une idéologie. Mais comment faire voir cela ?
« Faire voir » n’est pas une formulation innocente : à l’heure du relativisme, il faut « faire voir » avant d’expliquer, il faut faire sentir avant de faire comprendre, toucher le cœur avant d’interpeller la tête, évoquer la question du bonheur avant d’aborder celle de la vérité.
Les premiers chrétiens
Comment ont fait les premiers chrétiens ? Ils étaient très minoritaires — comme les chrétiens d’aujourd’hui — et vivaient dans une société qui était encore plus corrompue que la nôtre. L’empire romain, aux premiers siècles de notre ère, avait un taux de fécondité trop bas, notamment en raison de l’extension de la pratique de l’avortement et de l’infanticide. Il devait admettre de nombreux immigrés — ceux qu’ils appelaient « barbares » — pour subvenir au besoin de main d’œuvre. Très peu de gens se mariaient et la pratique du divorce était généralisée.
Face à cela — et complètement à contre-courant —, il y avait les chrétiens, constitués en « église domestique », c’est-à-dire en familles, basées sur l’alliance irrévocable du mariage, fidèle, ouverte à la vie. Dans ces familles, l’homme et la femme jouissaient de la même dignité et vivaient ce qu’enseignait saint Paul dans l’épitre aux Ephésiens, à savoir que leur mariage était une participation à l’Alliance du Christ et de l’Eglise.
C’est pourquoi, le christianisme était surtout très attirant pour les femmes. Beaucoup de femmes converties ont entraîné leurs maris à leur suite. Le rôle de la femme dans l’Eglise n’est pas toujours ce que l’on croit : il peut et doit consister parfois à occuper l’un ou l’autre poste de la structure ecclésiale, mais la femme est d’abord et avant tout le cœur de l’église domestique, de l’Eglise missionnaire, dans et à travers sa famille. Ce qui ne préjuge pas de la possibilité de faire bénéficier la société de ses talents dans le monde professionnel.
Les familles chrétiennes ont été un grand foyer d’évangélisation, d’abord par leur propre fécondité, ensuite par la joie et les valeurs qu’elles rayonnaient autour d’elles : respect de la femme, refus du divorce et de la polygamie, accueil généreux de la vie et rejet de l’avortement.
Rodney Stark, professeur de sociologie et de religion comparée à l’Université de Washington, dans son livre L’expansion du christianisme, souligne l’importance de l’ouverture des premières familles chrétiennes : loin de se replier sur elles-mêmes, elles étaient le foyer d’un réseau de contact et d’amitié très large, un réseau capillaire de relations personnelles d’amitié.
La famille, « image » de Dieu
La famille rend Dieu visible et crédible, car Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. (…) » Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme. Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds et multipliez-vous » (Gn 1, 26a.27.28a).
Nous avons approfondi dans un autre article en quoi le couple et la famille sont comme l’empreinte que Dieu a laissée de lui-même dans le monde et dans le cœur de chaque personne humaine. Dans un monde sans horizons, la famille incarne l’espérance, qui est essentiellement la foi dans l’amour absolu de Dieu pour nous. La famille « fait voir » l’Amour de Dieu pour nous, et le rend crédible.
C’est pourquoi, dans un monde sans Dieu, la famille est au cœur d’un combat titanesque. Comme l’explique le cardinal Caffarra, il y a un courant de pensée qui tente de démonter le mariage pièce par pièce : il n’est plus l’union d’un homme et d’une femme (mariage homosexuel) ; il n’est plus un appel à la fidélité (banalisation de l’adultère) ; il n’est plus pour toujours (généralisation du divorce) ; il n’est plus le lieu pour faire naître de nouvelles vies (mentalité contraceptive). Pour beaucoup, il n’est tout simplement même plus nécessaire (cohabitation).
Cependant, nous avons un allié immense : dans tous les cœurs, résonne l’écho du projet originel de Dieu, l’écho de la vérité sur l’amour humain. Tout le monde aspire au bonheur et tout le monde sait — au plus profond de lui-même, là où on ne peut se mentir à soi-même — qu’on le trouve uniquement dans un grand amour, dans le don de soi.
La famille est source du bonheur et école de la foi et de l’amour, école de prière, vecteur de changement dans la société. C’est sainte Teresa de Calcutta qui disait : Si tu veux changer le monde, rentre chez toi et aime ta famille.
Etre chrétien dans un monde sécularisé
Animée par l’esprit missionnaire déjà au-dedans d’elle-même, l’Eglise domestique est appelée à être un signe lumineux de la présence du Christ et de son amour également pour « ceux qui sont loin », pour les familles qui ne croient pas encore et même pour les familles chrétiennes qui ne vivent plus en cohérence avec la foi reçue. L’Eglise domestique est appelée « par son exemple et par son témoignage » à éclairer « ceux qui cherchent la vérité » (saint Jean-Paul II, exhortation apostolique Familiaris Consortio, n. 54).
Voici encore quelques caractéristiques de ce « signe lumineux de la présence du Christ » :
– sur la route de la vie, que la famille s’appuie sur le GPS de la prière, le carburant de l’Eucharistie et l’atelier mécanique du sacrement de la confession.
– que les familles, cellules fondamentales de la société et de l’Eglise, forment des « tissus » de familles, qui s’appuient les unes sur les autres, essentiellement dans les paroisses, mais aussi au sein d’institutions ou de mouvements d’Eglise.
– que les familles s’associent pour défendre leurs droits dans la société.
– que les parents veillent au trépied éducatif famille – école – mouvement de jeunesse, en y jouant un rôle actif, en créant même des écoles et des occasions de loisirs formatifs pour leurs enfants.
– que les foyers soient accueillants pour les vocations parmi les enfants : ceux-ci sont des dons de Dieu, pas une propriété privée. Rien n’est plus triste que des parents prétendument chrétiens qui s’opposent à la vocation de leurs enfants.
– que la famille soit un lieu d’accueil et d’initiatives : Parmi les diverses œuvres d’apostolat familial, citons en particulier : adopter des enfants abandonnés, accueillir aimablement les étrangers, aider à la bonne marche des écoles, conseiller et aider les adolescents, aider les fiancés à se mieux préparer au mariage, donner son concours au catéchisme, soutenir époux et familles dans leurs difficultés matérielles ou morales, procurer aux vieillards non seulement l’indispensable mais les justes fruits du progrès économique. (concile Vatican II, Apostolicam actuositatem, n. 11)
– que nous montrions tous une grande proximité et beaucoup de compréhension envers les personnes qui ont connu l’échec dans le mariage : L’Eglise est intransigeante sur les principes, parce qu’elle croit, et tolérante dans la pratique, parce qu’elle aime. Les ennemis de l’Eglise sont au contraire tolérants sur les principes, parce qu’ils ne croient pas, mais intransigeants dans la pratique, parce qu’ils n’aiment pas. L’Eglise absout les pécheurs, les ennemis de l’Eglise absolvent les péchés (Réginald Garrigou-Lagrange).
Stéphane Seminckx est prêtre, Docteur en Médecine et en Théologie.