Dans tout débat, il importe de bien comprendre la position de l’interlocuteur. Dans le cas de l’euthanasie, la lecture du livre du Dr Dominique Lossignol, « En notre âme et conscience », est éclairante.
Ce petit livre de 90 pages est un plaidoyer en faveur de l’euthanasie. En le parcourant, on perçoit d’emblée une difficulté fréquente dans les débats contemporains : la confusion sémantique. On y cherche par exemple vainement une définition de la liberté, même si on devine qu’elle réside dans le devoir de respect de l’autonomie d’autrui. Pour le Dr Lossignol, la conscience ne fait pas référence à l’agir moral : elle est réduite à une simple faculté psychologique. Les mots de « morale » et d’« autodétermination » sont évoqués, mais jamais définis. La dignité est ramenée à sa conséquence : le respect de l’autonomie. Celle-ci serait le fondement du consentement libre et éclairé, la capacité et le droit de décider pour soi. Les notions de « bien » et de « mal » sont rejetées au profit de celle de justice, entendue au sens rawlsien du terme, comme une tentative de régulation harmonieuse des « autonomies » individuelles.
Trois conceptions de l’autonomie
L’autonomie se trouve donc au centre de la réflexion de l’auteur. Tentons de l’analyser. Pour simplifier, il nous semble qu’on peut la comprendre de trois manières :
- un degré d’indépendance dans le fonctionnement de la personne, comme on pourrait parler de « l’autonomie » d’un avion, capable de voler sans ravitaillement sur telle ou telle distance. C’est l’autonomie comme « capacité d’agir par soi-même »
- dans un sens étymologique, l’autonomie est la revendication d’être la norme pour soi. Je détermine souverainement le bien. C’est l’autonomie comme « capacité de décider pour soi-même »
- dans un troisième sens, l’autonomie est la capacité, face au bien, de le discerner sans erreur, de le réaliser sans faille (liberté), et de choisir soi-même la voie pour le réaliser (libre arbitre). C’est l’autonomie comme « capacité de réaliser le bien par soi-même ».
L’autonomie comme « capacité d’agir par soi-même »
On suppose que le Dr Lossignol ne se réfère pas à cette compréhension de l’autonomie, puisque l’acte d’euthanasie est motivé précisément par l’incapacité d’agir par soi-même. Le malade n’est pas « autonome » au sens où il doit faire exécuter sa décision par un tiers.
L’autonomie comme « capacité de décider pour soi-même »
C’est la vision de l’auteur de « En notre âme et conscience ». Elle inclut l’idée qu’autrui ne peut m’imposer ses règles, et donc décider pour moi.
Dans le cadre de l’euthanasie, cette définition butte sur une série de contradictions :
- celui qui décide en dernière instance de donner la mort n’est pas le patient, mais le médecin
- ce dernier jouit aussi de son « autonomie » : il décide pour lui, sans se laisser imposer les règles de l’autre et certainement pas la règle du bien et du mal puisque « l’euthanasie ne doit pas être considérée en terme de bien ou de mal » (p. 87). Par ailleurs, on ne voit pas très bien pourquoi il devrait se laisser imposer les critères d’une loi comme celle qui dépénalise l’euthanasie.
- on nous répondra que la loi tire sa légitimité du vote démocratique. Mais, dans une société où prévaut la règle de l’« autonomie », la loi sera votée par des individus qui se considèrent chacun la norme pour eux-mêmes. Elle naîtra donc d’un consensus qui ne surgit pas d’une recherche commune du bien, mais d’un jeu de pouvoir entre « autonomies » individuelles où la force de la loi cède le pas à la loi du plus fort.
L’autonomie comme « capacité de réaliser le bien par soi-même »
La conscience morale n’est pas une pseudo-boussole, dont la seule propriété serait de tourner par elle-même dans toutes les directions. L’autonomie ou la liberté ne peuvent se réduire à pouvoir décider par soi-même, car cette conception conduit à une boucle autoréférentielle : je prétends à l’euthanasie pour le simple motif que je suis en droit d’y prétendre. Notre liberté ne se réduit pas à la revendication d’être libre.
L’expérience commune de l’humanité, à travers le temps et l’espace, révèle l’existence d’une vraie boussole dans la conscience humaine, qui nous indique le « nord » de l’agir humain. Ce « nord » est appelé classiquement « bien » : « Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent » (Aristote).
L’homme est un être moral, un être qui a une boussole, un être qui « agit » : son action résulte d’une autodétermination face au bien. L’animal, par contre, « est agi », si l’on peut dire, par son instinct, ses pulsions, les lois physico-chimiques de son métabolisme. Affirmer que l’homme est un être moral n’est pas un postulat de l’intelligence, mais un constat, fruit d’une expérience originaire, commune à tous les hommes, quel que soit leur degré d’intelligence.
On objectera : si seul le bien peut mobiliser notre volonté, pourquoi faisons-nous le mal ? Le mal moral est le fruit de la faiblesse ou de la malice, ou encore de l’ignorance coupable, qui travestissent le mal en faux bien, pour qu’il nous attire.
Selon cette conception classique, la liberté ne réside jamais dans l’option pour le mal, qui est contradictoire. Elle réside dans la capacité de discerner le vrai bien et de se déterminer en sa faveur, ce qui suppose un apprentissage et un combat intérieur. C’est pourquoi la raison est cause de la liberté, car elle permet de discerner le « vrai » bien : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32). A l’inverse, faire le mal révèle une déficience de la liberté.
Justice et morale
L’ensemble de l’humanité a toujours considéré qu’il y a une série d’actes qui sont immoraux, toujours et partout, et pour tous : la torture, le viol, le mensonge, le vol, l’inceste, le meurtre de l’innocent, etc. Toutes les civilisations reconnaissent cette réalité, et les peuples qui les rejettent sont qualifiés de barbares. A l’inverse, l’ensemble de l’humanité civilisée reconnaît une série de droits communs à tous les hommes, tels qu’ils ont par exemple été déterminés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en 1948.
Ce n’est pas la loi qui fait la justice, mais la justice qui détermine la loi. Si l’apartheid a finalement été abolie en Afrique du Sud, alors qu’elle était légale, c’est parce qu’elle était foncièrement injuste. Il en va de même pour l’esclavage et pour d’autres comportements indignes de l’homme.
De même, ce n’est pas la justice qui fonde la morale, mais la morale qui sous-tend la justice. L’homme est capable de discerner les notions de bien et de mal et de se déterminer personnellement en faveur du bien (morale). Ces caractéristiques fondent sa dignité et sous-tendent des droits et des devoirs fondamentaux que les lois ou les déclarations internationales se chargent de codifier (justice légale).
Par ailleurs, la justice n’est pas réduite à un plan « horizontal » de régulation des « autonomies » individuelles. Elle possède un sens bien plus profond, un sens « vertical » qui confronte chaque homme à sa conscience, et en définitive à Dieu. C’est ce qui explique le remords de conscience face à certains actes qui ne lèsent apparemment personne.
Suffit-il de « décider pour soi-même », sans que cela lèse autrui, pour que cet acte soit moral, et donc licite ? Qu’il nous soit permis d’en douter. Un acte privé et consenti de sadomasochisme (pour reprendre un exemple de l’auteur), ou la pratique du « voyeurisme », ou encore tous les actes strictement intérieurs de haine, de rancœur ou de jalousie — qui ne semblent faire de tort à personne — heurtent le sens moral, blessent la dignité de celui qui les commet et le corrompent intérieurement. Car — faut-il le rappeler ? — faire le mal rend mauvais, et le mauvais finit toujours par faire du mal aux autres (on conçoit difficilement qu’un sadomasochiste en privé devienne une sœur de la charité en public…).
Selon Dominique Lossignol, le fait de « décider pour soi-même » suffit à légitimer le suicide. S’il en est ainsi, nous ne pouvons rien faire pour empêcher cet acte, car ce serait une intromission dans la conscience du suicidaire, une atteinte à sa dignité, une tentative de lui imposer nos conceptions. Il faudrait peut-être même l’applaudir pour son courage à l’heure d’assumer ses propres décisions.
Dans le cas de l’euthanasie, cette pratique prétendument privée possède une immense répercussion publique : la loi de dépénalisation de l’euthanasie bouleverse toute une société, en détruisant l’une de ses bases, qui est l’interdit de tuer. La publicité faite à l’euthanasie de personnalités célèbres ou à des cas d’euthanasie qui ne respectent en rien la loi, trouble les consciences. Que reste-t-il de la cohésion sociale, si la loi permet à l’autre de me tuer ? Et pourquoi se limiter aux cas prévus par la loi, si c’est la soi-disant autonomie qui prévaut ?
La loi et la démocratie existent parce qu’il y a des valeurs universelles qui les précèdent et qui les fondent. L’interdit de tuer est une exigence qui naît de la valeur fondamentale de l’amour, dont le principe réside dans une réaction d’émerveillement qui fait dire : « Il est bien que tu sois ». On ne sert jamais la dignité de l’autre en lui disant : « Il vaut mieux que tu ne sois pas », même si l’autre, à un certain moment et pour des raisons compréhensibles, peut être tenté de ne plus être.
Le nœud du problème
Reconnaître qu’il y a un bien qui me précède évoque une source de ce bien, qui est bien par lui-même et bien sans limite, c’est-à-dire le Bien absolu, à savoir Dieu. Cette thèse est intolérable pour une pensée dite libre. Ce courant ne parvient pas à dépasser l’antagonisme autonomie-hétéronomie : ou bien nous décidons pour nous-mêmes et nous sommes libres, ou bien une croyance décide pour nous, et nous sommes esclaves.
La « libre » pensée ne perçoit pas que notre liberté est une liberté créée, une liberté reçue, inscrite dans une nature, qui nous incline au bien. Notre dignité, c’est d’avoir une boussole et de la suivre, pas de la trafiquer. Cette « libre » pensée succombe à la plus vieille des tentations, celle de vouloir s’extraire de soi-même, de sortir de sa propre nature humaine, d’aller à rebours de ses inclinations, pour se réinventer et décider elle-même du bien et du mal (« vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal » [Gn 3, 5]).
« L’autonomie » absolue asservit la raison à une prétention d’auto-affirmation toute-puissante. Elle est un moloch qui dépouille les mots de leur sens et broie les valeurs universelles lentement forgées par la civilisation. Elle est un monstre d’individualisme, qui atomise le tissu social — « chacun (décide) pour soi » — et brise les liens de solidarité. Elle ne connaît ni bien commun, ni compassion, car tout est réduit au moi.
Tous les hommes — aussi les incroyants — sont dotés d’une vraie boussole, au plus intime d’eux-mêmes. Elle s’appelle conscience morale. Elle signale le Bien. Elle n’altère pas notre dignité, mais la fonde, en faisant de nous des êtres qui savent où il convient d’aller, qui y vont parce qu’ils le veulent et qui choisissent le chemin qu’ils désirent pour l’atteindre. Elle nous rend attentifs au bien des autres, nous unit et nous rend solidaires de tous les hommes de bonne volonté, qui s’orientent avec la même boussole, au-delà des frontières des religions.
Nous ne pouvons agir « en notre âme et conscience » que si nous avons une âme et une conscience.
Stéphane Seminckx est prêtre, Docteur en Médecine et en Théologie. Références du livre : Dominique Lossignol, En notre âme et conscience, Editions « Espaces de liberté », Editions du Centre d’Action Laïque, Bruxelles 2014. L’auteur est Chef de clinique à l’Institut Jules Bordet à Bruxelles (ULB), où il dirige l’unité des soins « supportifs » et dits palliatifs. Ce texte a subi une retouche le 24-9-15.
A propos de ce sujet, le lecteur pourra tirer profit d’autres articles de didoc :
- sur la culture et l’éthique relativistes : Comprendre le monde contemporain (8/10)
- sur la loi naturelle : A la recherche d’une éthique universelle
- sur les absolus moraux : Y a-t-il des absolus moraux?
Les personnes intéressées trouveront ici un résumé du livre.
Dominique Lossignol, En notre âme et conscience
Editions « Espaces de liberté », Editions du Centre d’Action Laïque, Bruxelles 2014
Stéphane Seminckx
Dans « En notre âme et conscience », Dominique Lossignol se propose de répondre aux opposants à l’euthanasie. Pour lui, « s’il existe des dérives [dans la pratique de l’euthanasie], elles sont surtout le fait des opposants qui ne savent plus très bien par quels moyens empêcher cette ouverture citoyenne qui permet à chacun de décider pour lui-même (…) » (p. 7).
Liberté et conscience
Le livre compte cinq chapitres. Le premier se propose d’analyser les notions de liberté et de conscience. Le lecteur cherchera en vain des définitions claires et rigoureuses. Au milieu de considérations diverses, on pourrait peut-être retenir cette « définition » de la liberté : « La liberté est ce que nous devons vouloir respecter chez les autres, en luttant contre la tension qui existe entre le fait de vouloir imposer nos règles et en même temps de se désintéresser de ce que les autres font, dès lors qu’ils n’interfèrent pas avec notre liberté, quand bien même leurs comportements n’entrent pas dans le système de valeurs que nous avons choisi et que nous respectons » (p. 13).
La liberté est donc quelque chose (« ce que… »). Elle est une chose « que nous devons vouloir » respecter chez autrui. Cette chose empêche d’imposer des règles aux autres et, quoi qu’on fasse, elle est sauve si on n’interfère pas avec la même chose qu’on doit vouloir respecter chez autrui. (sur ce dernier point, l’auteur cite l’exemple du sadomasochisme pratiqué en privé entre personnes majeures et consentantes, qui, selon lui, dans ces conditions, n’est pas condamnable). Cependant, si nous « devons vouloir respecter chez les autres », n’est-ce pas là tomber dans la tentation « de vouloir imposer nos règles » ?
Quant à la conscience, sur un plan dit philosophique, elle est « la capacité d’être conscient de sa propre existence, de sa personnalité propre, de ses propres actes et pensées » (p. 15). Un peu plus loin, elle est définie comme « la capacité de décider pour soi » qui ne peut s’exprimer que par le langage. Selon cette approche, la conscience est circonscrite à une faculté psychologique. Elle ne possède aucune dimension morale et ne se réfère donc en rien aux notions de bien et de mal.
Dignité, morale, autonomie et autodétermination
Ce second chapitre commence par une déclaration de principe qu’il nous semble important de citer in extenso : « Bien qu’aucun médecin ne soit obligé de pratiquer une euthanasie, mettre la personne qui la demande dans une impasse revient à attenter au respect de cette personne et à son autonomie, l’“instrumentaliser” au nom de sa propre morale, de sa propre conscience, à “nier” la dignité de la personne. Cet argument est à mon sens fondamental pour que l’on considère l’acte d’euthanasie, non seulement comme un geste respectueux, empli d’humanité, mais également comme reconnaissance de la dignité du patient. » (p. 22).
Qu’entend le Dr Lossignol par le mot « dignité » ? Il reconnaît que c’est un terme difficile à cerner. Il situe cette notion dans ce que l’homme « est », plutôt que dans ce qu’il « fait » ou « subit ». Etant de l’ordre de l’être, elle ne peut être perdue, elle présente un caractère absolu, inconditionnel et ne peut être blessée que par l’atteinte à ce qui en découle : l’autonomie, même si, ici et maintenant, le patient a perdu cette autonomie (par ex., lorsqu’il est dément ou en coma). C’est pourquoi « le caractère inconditionnel de la dignité [entendez : de ce qui en découle, à savoir l’autonomie], est ce qui permet de fonder la demande d’euthanasie » (p. 25). La dignité s’exprime aussi dans le fait que la vie humaine « n’a que la valeur que l’individu lui confère » (p. 26). En pratique, dans ce discours, dignité et autonomie se confondent.
« Respecter l’autonomie individuelle, c’est respecter le fondement du consentement libre et éclairé » (p. 26). Le patient doit avoir le dernier mot. C’est lui, et lui seul, qui précise « ses conceptions d’une existence valable en ce qui concerne son corps et son maintien en vie » (p. 28). Le mépris de cette autonomie constitue, dans le chef du médecin, un manque de compassion (ce qui est un peu confus sur le plan logique, car la compassion [cum pati] étant la capacité de partager la souffrance d’autrui, on comprend mal comment le fait de donner la mort à l’autre favorise la compassion).
Clause de conscience
Ce chapitre commence par une discussion sur la régulation a priori ou a posteriori de l’acte euthanasique. Le Dr Lossignol est un fervent partisan de la deuxième option, retenue par la loi belge de dépénalisation de l’euthanasie. Selon lui, cette option respecte tant le caractère souverain de la décision précise par le patient et son médecin que la relation de confiance instaurée entre eux. Elle évite la « tribunalisation » de l’acte, qui ajouterait un « élément normatif supplémentaire » (p. 30). De toute façon, « s’il n’y a pas de contrôle juridique a priori, le “contrôle” éthique, sociétal et moral est effectif de par le fait même de la transparence de la procédure en amont » (note 19, p. 30).
L’auteur analyse ensuite la prétention de reconnaître une clause de conscience « institutionnelle » (la possibilité, par ex. pour une institution hospitalière ou un home, de s’opposer par principe au geste euthanasique). Il la dénonce comme une nouvelle tentative de régulation a priori et comme « la démonstration que même au sein d’un état de droit, une loi démocratique peut être contournée sans trop de scrupules ».
Mais qu’est-ce que la clause de conscience individuelle ? « Pour un catholique, la liberté de conscience représente essentiellement la vérité de la foi, ce qui en d’autres termes signifie que la croyance l’emporte sur la connaissance » (p. 34). Cette définition met le catholique d’emblée en porte à faux avec l’exigence de « respecter la liberté de conscience d’autrui quand bien même ses croyances ou valeurs pourraient “heurter, choquer ou inquiéter” » (p. 34).
La seule clause de conscience reconnue par Dominique Lossignol est celle qui est invoquée quand une demande d’euthanasie ne respecte pas les termes de la loi. Pour arriver à cette conclusion, l’auteur passe par une série de considérations telles que :
- « le principe du respect absolu du caractère sacré de la vie n’est pas soutenable », car il faudrait alors interdire les métiers à risque et les sports dangereux (p. 36) (l’auteur semble méconnaître la différence entre donner la mort et risquer sa vie, ce dernier geste pouvant se justifier — et même relever de l’héroïsme — dans certaines circonstances)
- il n’est pas pertinent de s’interroger sur la distinction morale entre « laisser mourir » et « faire mourir », puisque ce qui importe au patient, c’est de mourir (p. 37) (ce raisonnement contredit l’adage largement reconnu que « la fin ne justifie pas les moyens »)
- la souffrance du patient a plus de poids que les valeurs morales du soignant (pp. 40-41) (et que dire de la souffrance d’un acteur de la santé obligé d’agir contre sa conscience ?)
- le médecin ne peut s’opposer par principe à l’euthanasie, tout en déléguant le problème à d’autres, plutôt que de l’assumer pleinement : ce serait manquer à sa responsabilité (p. 39)
- il est « inquiétant » que des convictions religieuses interviennent dans le processus décisionnel d’un médecin (p. 39)
- la clause de conscience institutionnelle est un intégrisme, puisqu’elle impose aux membres d’une communauté ou d’une institution une « pensée unique », négation de la liberté de conscience individuelle, de la liberté thérapeutique et du sens moral, pour ensuite l’imposer à ceux qui font appel à cette institution. Selon l’auteur, c’est la position du clergé et constitue une menace pour un état laïque (pp. 41-42 et 44). Cette même clause revient à une « prise d’otage » (p. 50) et à un « déni de l’équité qui va à l’encontre du principe même de justice », selon la théorie de la justice de John Rawls (p. 50) (signalons que la Cour Suprême des Etats-Unis [qui n’est pas contrôlée par le clergé] n’est pas du même avis puisque, le 30-6-14, elle a reconnu une clause de conscience institutionnelle pour deux entreprises qui refusaient une disposition de l’Obamacare, à savoir l’obligation, sous peine de fortes amendes, d’offrir à leurs employés une assurance maladie couvrant le financement de certains contraceptifs [cas Burwell v Hobby Lobby Stores])
- la dépénalisation de l’euthanasie reflète l’évolution des choses (mais alors pourquoi ne pas tenir en compte la plus grande évolution dans ce domaine, à savoir les formidables progrès de la médecine dans la lutte contre la douleur ?)
« L’euthanasie n’est ni une exception ni une transgression éthique »
Le chapitre 4 évoque le rapport de l’Institut Européen de Bioéthique (IEB) sur dix ans de pratique de l’euthanasie en Belgique, publié en 2012 (résumé ici). Curieusement, le commentaire se limite à une réprobation générale et à une attaque ad hominem (p. 53), mais ne répond pas aux faits assez interpellants mis en lumière par ce rapport.
Par ailleurs, le Dr Lossignol critique durement l’avis du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), en France, publié en 2013, et qui se caractérise, selon lui, par le « manque d’objectivité, l’esprit partisan et hypocrite » (p. 55) (cf. un autre article publié ici).
L’auteur énumère ensuite 17 arguments des opposants à l’euthanasie et y répond. Pour être brefs, nous nous limiterons ici à quelques passages :
- l’adage « Tu ne tueras pas » « convainc fort peu », car il n’a jamais empêché quiconque de tuer son prochain (p. 61) ; pourtant, à la page 67, parlant de la loi de dépénalisation de l’euthanasie, dont les dispositions sont violées par certains, l’auteur écrira : « Que des personnes ne respectent pas loi ne signifie pas que cette dernière est inadéquate »
- l’argument de la « pente glissante » (selon lequel, une fois l’euthanasie permise, sa pratique se répandra sans possibilité de contrôle) est contraire à l’expérience belge qui « démontre qu’il n’y a pas de pente et que rien ne glisse » (p. 61)
- le terme « tuer » ne s’applique pas à l’euthanasie : on ne peut pas l’employer dans ce contexte, car il est « chargé de sens » (p. 61 et 62) (c’est bien là le problème…)
- le serment d’Hippocrate est dépassé par la médecine moderne et doit être actualisé (pp. 61-62)
- « Etre en vie est un engagement non souscrit et dès lors, pouvoir choisir sa mort est en quelque sorte une façon de se dégager de cela. C’est une façon d’assumer sa liberté. Il n’y a de ce fait aucune raison morale intangible qui puisse contredire ce choix » (pp. 65-66).
Exercices de pensée morale (et fin de vie)
Dans ce dernier chapitre, le Dr Lossignol étudie le principe des actions à double effet — qu’il ne comprend pas — et l’applique à la sédation palliative — avec laquelle il n’a rien à voir. Il entend également démontrer, au moyen d’un test auprès de personnes confrontées à un dilemme, qu’il n’y a pas d’absolus moraux puisque le jugement moral peut être influencé par l’émotion (ce raisonnement ne fait que rappeler une évidence et fournir un argument contre l’euthanasie, car le fait d’évoquer la mort ou d’y être confronté suscite une émotion qui peut altérer un jugement moral sain). Par ailleurs, il prétend tirer de ce même exercice le constat que le cadre légal belge, qui autorise l’euthanasie, « encourage la responsabilisation du soignant » (p. 82), puisqu’il lui fait préférer largement l’euthanasie à la sédation palliative ou au refus d’euthanasier (qui sont donc assimilés à des manques de responsabilité).
Mais, selon la conclusion, « l’euthanasie ne doit pas être considérée en termes de bien ou de mal, de moral ou d’immoral mais en terme de ce qui est juste, tant pour l’individu que pour la société » (p. 87).
Stéphane Seminckx est prêtre, Docteur en Médecine et en Théologie. Références du livre : Dominique Lossignol, En notre âme et conscience, Editions « Espaces de liberté », Editions du Centre d’Action Laïque, Bruxelles 2014. L’auteur est Chef de clinique à l’Institut Jules Bordet à Bruxelles (ULB), où il dirige l’unité des soins « supportifs » et dits palliatifs.