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A la recherche d’une éthique universelle

15 novembre 2009

Y a-t-il un bien et un mal objectifs ? Et dans l’affirmative, quelles seraient ces vérités éthiques communes à tous les hommes de tous les temps? Quels chemins emprunter pour les trouver? La Commission Théologique Internationale a essayé de donner une réponse à ces questions dans un document récent.

La Commission Théologique Internationale (CTI) est un organisme rattaché à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Elle est composée de trente théologiens de différents pays et écoles théologiques, nommés par le pape pour une période de cinq ans. Elle a été créée à la suite du Concile pour collaborer avec le Magistère de l’Eglise dans l’étude de questions théologiques importantes. Le document, dont les idées essentielles sont recueillies ici, a été publié le 27 mars 2009. Il est composé d’une introduction, suivie de cinq chapitres et d’une conclusion.

Introduction

D’emblée, le document pose l’importance de la recherche des valeurs éthiques universelles afin d’affronter les grands problèmes mondiaux : l’équilibre écologique, les menaces du terrorisme, la mondialisation économique, le développement des biotechnologies, etc.

Il rappelle ensuite le besoin de dépasser le positivisme juridique. Celui-ci fait de la loi la source exclusive du droit, dans le souci d’exclure toute « vérité morale » susceptible d’engendrer l’intolérance. Il instaure ainsi la loi du plus fort, même si ce plus fort détient un pouvoir acquis de façon légitime et démocratique.

Parmi les tentatives modernes de définir une vérité éthique universelle dépassant le positivisme, la CTI rappelle la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, proclamée en 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies. D’après Jean Paul II, elle « demeure l’une des expressions les plus hautes de la conscience humaine en notre temps » (Discours 5-X-1995). Cependant, certains pays considèrent ces droits trop « occidentaux ». En outre, après 1948, une tendance à multiplier arbitrairement les droits de l’homme a contribué à les dévaluer.

D’autres tentatives plus récentes s’inspirent de la méthodologie de la discussion parlementaire pour dégager un consensus éthique minimal. Mais ils courent le risque d’arriver à des compromis qui ne satisfont pas les exigences fortes de la dignité et de la vocation humaines, telles qu’elles sont promues par les religions.

Convergences

Ce premier chapitre fait l’histoire de la réflexion concernant la loi naturelle. Il commence par explorer les traditions hindoues, le bouddhisme, la civilisation chinoise, les traditions africaines et l’islam. Il traite ensuite plus longuement de la pensée gréco-romaine, la première à avoir théorisé l’existence d’une loi morale antérieure aux lois positives. Sont ensuite abordés les grands auteurs et écoles du monde classique : Platon, Aristote, le stoïcisme, Cicéron.

L’enseignement de la Bible est traité de façon sobre. Le document étudie aussi les Pères de l’Eglise qui ont intégré la pensée gréco-romaine aux enseignements bibliques. Plus loin, il relève que l’œuvre de saint Thomas d’Aquin constitue une expression majeure de la réflexion sur la loi naturelle.

L’histoire postérieure contient des développements positifs et des ambiguïtés. Parmi les premiers, on mentionne Francisco de Vitoria et la naissance d’un droit naturel international, au 16 ème siècle. Parmi les secondes, le document relève un courant volontariste qui a profondément modifié l’idée de loi naturelle. Ce courant souligne l’absolue liberté de Dieu au risque de compromettre la sagesse divine et de la rendre arbitraire. La loi est rattachée à la seule volonté du législateur et déliée de son ordination au bien. La morale est réduite ainsi à l’obéissance au législateur : c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi (« auctoritas, non veritas, facit legem » ), conclura Thomas Hobbes. L’homme moderne, épris d’autonomie, rejettera cette vision.

Une autre étape importante sera inaugurée par la sécularisation du concept de loi naturelle. Elle trouve son origine dans la volonté de dépasser les conflits religieux. Désormais, la doctrine de la loi naturelle doit faire abstraction de toute révélation et croyance religieuse et reposer sur la seule raison, capable de susciter une éthique universelle, même si Dieu n’existait pas ( « etsi Deus non daretur » ).

La perception des valeurs morales communes

La CTI propose un nouveau point de départ pour fonder la loi naturelle : repartir sur la base de l’expérience morale universelle. Celle-ci surgit d’un appel intérieur à accomplir le bien, qui peut être formulé dans le principe : « il faut faire le bien et éviter le mal ». Ce précepte fondamental de la loi naturelle n’est pas sans intérêt, car en affirmant ce qui semble un principe trivial, nous entrons de plain pied dans le champ éthique. C’est le bien qu’il faut faire. En d’autres mots, ce n’est pas l’utile ou le plaisir qui doivent nous motiver en première instance. Je me vois donc invité à agir bien, même si cela va contre mon intérêt ou mon goût.

Il est évident qu’avec ce seul principe nous n’irons pas très loin. Il faut mieux cerner en quoi consiste le bien à faire. Pour y arriver, on part d’une analyse de la nature humaine.

L’homme est un être configuré par des tendances, des inclinations, des dynamismes qui le font tendre vers des biens externes. On distingue traditionnellement trois grands groupes de tendances humaines : d’abord celles qui poussent à conserver et à développer la propre existence ; ensuite, celles qui inclinent à perpétuer l’espèce ; enfin les tendances qui sont spécifiques de l’être rationnel, à savoir tout ce qui nous pousse à connaître la vérité sur Dieu et à vivre en société.

De l’inclination à conserver son existence surgit la vie comme bien fondamental à protéger et les tendances vers tout ce qui contribue au maintien et à la qualité de la vie : l’usage des biens matériels, l’intégrité corporelle, le logement, le travail ; et aussi des droits, comme celui d’avoir accès aux biens de la terre.

L’inclination à la survie de l’espèce se manifeste dans l’attrait entre homme et femme et dans la procréation. Elle est aussi présente dans le soin des enfants, qui suppose le droit et le devoir de la stabilité du couple, etc.

Dans le troisième ensemble de dynamismes cadre la fameuse règle d’or, formulée dans beaucoup de cultures en des termes très semblables : « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse ». A cette règle d’or se rattachent plusieurs commandements en rapport avec l’égalité des hommes et la justice.

Nous voyons donc qu’à partir de ses inclinations l’homme se formule des fins qui lui apparaissent comme des droits et des devoirs. Cependant, ceux-ci disparaissent parfois du champ de la conscience en raison de puissants conditionnements culturels, de désordres structurels dans l’organisation de la société, etc.

La réflexion éthique doit descendre au concret, mais plus elle le fait, plus ses conclusions se font variables et incertaines. Il n’est donc pas surprenant que la mise en œuvre des préceptes de la loi naturelle varie selon la géographie et l’histoire. Pensons par exemple à l’évolution des idées en matière d’esclavage, de prêt à intérêt, de peine de mort. Ce constat n’en exclut pas un autre : il existe de très nombreuses valeurs éthiques communes à l’ensemble de l’humanité : le courage, la justice, la loyauté, l’honnêteté, la compassion, la sincérité, la tempérance, etc.

En outre, plus on concrétise, plus on doit faire appel à l’expérience, laquelle intègre les apports d’autres sciences (économie, biologie, etc.). C’est seulement ainsi qu’on peut savoir ce qui est bon hic et nunc .

On voit donc que la loi naturelle n’est pas un ensemble de règles « prêtes à l’emploi », en toutes circonstances. Elle est plutôt une source d’inspiration, elle fournit une orientation objective que la personne devra appliquer aux circonstances concrètes. Ce travail d’application revient aux vertus, principalement celle de la prudence.

Les fondements théoriques de la loi naturelle

Le concept de loi naturelle suppose l’idée que la nature est porteuse pour l’homme d’un message éthique et constitue une norme morale implicite. Pourquoi ? Parce que la doctrine sur la loi naturelle considère le monde et l’homme comme créatures d’un Dieu rationnel. Ce Dieu a inscrit dans ses créatures les inclinations évoquées plus haut. Par elles, il oriente les hommes vers leur plein accomplissement : c’est le gouvernement divin de l’univers, appelé aussi providence ou loi éternelle.

Les animaux et les plantes tendent vers leur perfection d’une façon spontanée, à travers des mouvements prédéterminés, même s’ils sont parfois assez complexes. Les hommes aussi tendent vers leur perfection selon leur nature. Celle-ci est rationnelle, car la raison fait partie intégrante de la nature humaine et la spécifie. Pour les hommes, donc, agir d’après la loi naturelle, c’est agir selon la nature, et donc selon la raison. La loi naturelle repose donc à la fois sur les tendances et sur la raison (appelée « raison pratique » lorsque son activité porte sur l’agir).

Quel est le rôle de la raison ? Elle met de l’ordre dans les tendances, introduit une hiérarchie entre elles et les intègre dans le projet personnel du sujet. Concrètement, l’homme est attiré vers beaucoup de biens différents par ses inclinations et il doit mesurer, sélectionner et ordonner ces biens —parfois apparemment contradictoires— pour aller vers le Bien.

Dans cette tâche, la raison peut guider l’homme parce qu’elle tend naturellement vers le vérité et, en principe, ne se trompe pas, de la même façon que les sens externes, d’ordinaire, ne se trompent pas sur leurs objets. Mais la volonté peut entraver cette œuvre de la raison : elle peut ne pas vouloir un bien connu par la raison. En outre, la raison peut aussi être perturbée par les passions. Un autre rôle des vertus consiste à aider la raison à surmonter ces obstacles et à bien ordonner les tendances naturelles.

Nous avons déjà évoqué comment, vers la fin du Moyen Age, la vision harmonieuse de l’interaction entre Dieu, la nature et l’homme, qui était à la base de cette conception de la loi naturelle, a été abandonnée : le volontarisme et le subjectivisme ont façonné une idée de nature qui n’est plus une « épiphanie du Logos ». Elle n’est plus une manifestation de l’Intelligence divine puisque le Créateur est présenté comme Volonté Absolue, et donc arbitraire. Les inclinations de la nature perdent donc leur signification éthique. Elles ne configurent plus la liberté, qui devient indifférente face aux tendances de la nature.

Cela étant, une importante précision s’impose ici : le monde physique se présente à nous, non comme une masse informe, mais comme un ensemble d’êtres, de natures, ayant leurs propres dynamismes finalisés. Même si la CTI considère évidemment que le fondement ultime de cette rationalité immanente à la nature gît dans le Logos créateur, il est possible d’argumenter en philosophie à partir de la nature, en tant que principe de ces dynamismes finalisés, sans besoin de faire référence à son fondement transcendant. L’idée de loi naturelle peut donc être acceptée par des personnes qui ne croient pas en un Dieu ou en un Créateur.

Plus récemment, les positions se sont radicalisées. Une dérive idéologique de la théorie scientifique de Darwin en vient à exclure l’existence d’un Dieu Créateur et à affirmer que l’homme n’est que le résultat d’une évolution sujette au hasard. Dans ces conditions, on ne peut plus parler, stricto sensu , d’une nature humaine. L’homme, épris d’autonomie, prend la place du Créateur et décide de façon souveraine de l’identité humaine (l’idéologie du gender s’inscrit dans cette perspective).

Pour pouvoir élaborer une nouvelle réflexion sur la loi naturelle, il faut réconcilier Dieu, la nature et l’homme. En d’autres mots, il faut redécouvrir la notion de création. La référence à une Intelligence ( Logos ) créatrice fonde la présence d’une rationalité immanente dans la nature, sa valeur normative pour le sujet moral et la capacité du logos humain, participant du Logos divin, d’en comprendre la signification.

De cette manière, on évite aussi l’écueil opposé du « physicisme » qui absolutise les inclinations naturelles. Il fait d’elles la seule source de moralité, sans que le sujet les intègre par la raison dans l’unité de son projet personnel.

La doctrine de la loi naturelle ainsi proposée suit une ligne de crête entre ce « physicisme » qui identifie éthique et biologie et un rationalisme qui néglige la signification morale de la corporéité, de la nature humaine, et qui est à l’origine d’un agir contre nature, comme le suicide et les actes homosexuels.

La loi naturelle et la Cité

Nous parlons de « droit naturel » dès lors que nous considérons les relations de justice entre les hommes. Ces relations de justice imposent la reconnaissance du primat de la personne et celle du rôle structurant du bien commun pour la société. C’est pour réaliser ce bien commun que le législateur humain édicte des normes. Il doit le faire en conformité avec le droit naturel afin de respecter et de promouvoir la personne, qui constitue l’essence du bien commun.

Si les normes qui règlent la vie politique n’ont pas ce fondement dans le droit naturel, alors c’est la seule volonté du législateur qui fait la loi. La CTI dénonce à nouveau ce danger d’arbitraire, et même de violence, déjà signalé dans l’introduction. Cette insistance est motivée par le constat d’une époque où la politique s’est émancipée de la religion et veut s’émanciper aussi de la morale.

La CTI tient à souligner que l’émancipation de la politique par rapport à la religion est légitime : le bien commun de la Cité est de nature temporelle. Cela suppose que l’Etat doit être neutre en matière religieuse et ne peut pas s’ériger en porteur de sens ultime. Il doit laisser l’autonomie nécessaire aux personnes afin qu’avec l’aide des religions et des philosophies, elles décident de ce sens ultime qu’elles veulent donner à leurs vies. Mais, par contre, la politique —l’ordre de la Cité — ne peut se passer de la morale sans tomber dans le danger de l’arbitraire et de la violence.

Jésus Christ, accomplissement de la loi naturelle

Dans ce chapitre, la perspective philosophique suivie par la CTI cède la place au point de vue théologique.

Le péché originel a détourné l’homme de la source de sagesse et trouble sa perception du vrai sens du monde, qu’il tend à interpréter en termes de plaisir, d’argent et de pouvoir. La loi nouvelle que Jésus-Christ donne à l’homme rappelle les exigences de la loi naturelle et lui donne les forces pour les mettre en œuvre.

Le mystère de notre salut culmine avec le don de l’Esprit Saint qui nous permet d’accomplir avec discernement et efficacité les exigences de l’Amour : passer du souci de soi au souci d’autrui, qui est le sens le plus profond de la « règle d’or ».

Conclusion

Pour ce document, la loi naturelle constitue le fondement d’une éthique universelle qu’il cherche à dégager de l’observation et de la réflexion sur notre condition humaine. Elle n’est pas une liste de préceptes immuables, mais une source d’inspiration dans la recherche d’un fondement objectif à une éthique universelle. Elle doit faire de cette condition humaine, avec ses besoins et ses inclinations, la base des normes de comportement en société. C’est seulement ainsi que ces normes pourront être reconnues par tous les hommes.

Emmanuel Cabello est prêtre, Docteur en Sciences de l’Education et en Théologie. Voici les références du document commenté dans cet article : Commission Théologique Internationale, A la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, Paris 2009.