La Cour suprême des États-Unis a donné raison au pâtissier ayant refusé de préparer un gâteau pour un mariage homosexuel. Interviewé par Paul Sugy sur Figaro Vox, Grégor Puppinck décrypte cet arrêt et considère que la liberté de conscience est la « roue de secours » d’une société libérale.
Quelles sont les conséquences de la décision rendue lundi par la Cour suprême des Etats-Unis ?
— Même lorsque l’on connaît l’importance du « wedding cake » dans un mariage américain, cette affaire a l’air d’une plaisanterie insolite ! Préparer un gâteau pour la fête d’un « mariage homosexuel » n’est qu’une coopération très éloignée à ce mariage. Un artisan-pâtissier a pourtant refusé de créer ce gâteau, en invoquant le respect de sa liberté d’expression et de ses convictions morales et religieuses. Le couple d’hommes l’a traîné pendant six années devant les tribunaux pour cette raison.
En réalité, ce combat juridique est révélateur des difficultés causées par le pluralisme croissant des sociétés occidentales où les « nouveaux droits » se heurtent aux anciens. Il est difficile de faire coexister les militants LGBT [Lesbiennes, Gays, Bisexuels et Transgenres] et les personnes qui estiment que l’homosexualité est peccamineuse. La Cour suprême a donné raison au pâtissier, en affirmant la protection des « objections religieuses et philosophiques au mariage gay ». C’est donc une victoire pour la liberté de conscience.
Cependant, cette décision a une portée limitée, car les juges américains ont tranché sur un aspect secondaire de l’affaire, estimant que les autorités du Colorado avaient fait preuve d’une « animosité évidente et inadmissible » à l’encontre de la foi chrétienne du pâtissier, dont les convictions ont été traitées de « rhétorique méprisable ».
Vous œuvrez depuis plusieurs années à défendre le droit à l’objection de conscience à la CEDH [Cour Européenne des Droits de l’Homme]. Pensez-vous que la décision américaine puisse influencer le juge européen ?
— La Cour suprême a en effet une forte influence sur la CEDH. Les grandes juridictions internationales essaient donc d’être à l’unisson. Elles communiquent entre elles, de manière informelle, pour éviter de se contredire sur un même sujet.
Face au mariage homosexuel, c’est peut-être même la CEDH qui a influencé la Cour suprême, en reconnaissant dès 2013 le principe du droit à l’objection de conscience. Dans les prochains mois ou années, la CEDH et le Comité des droits de l’homme des Nations unies vont se prononcer sur le cas de maires français qui contestent le caractère absolu de l’obligation qui leur est faite de célébrer des mariages entre personnes de même sexe. Contrairement au pâtissier américain, ces élus participent directement au mariage, la justification de leur objection est donc plus solide.
Nous ne sommes pas des défenseurs inconscients de ce droit, mais cherchons à le définir strictement pour mieux le défendre. Nous avons travaillé auprès de la CEDH sur des cas d’objection au service militaire, à la chasse, à l’avortement ou encore aux vaccins.
Vous défendez aussi la liberté de conscience des pharmaciens…
— Un pharmacien français a récemment été condamné pour avoir refusé de délivrer un stérilet à une militante du Planning familial venue pour le tester. Il nous a demandé de l’aider et déposera bientôt une requête à la CEDH. Nous estimons que la sanction qu’il a subie n’était pas nécessaire, et a donc violé sa liberté de conscience.
Son cas est loin d’être isolé : nous diffuserons à l’occasion de la requête de nombreux témoignages de pharmaciens français ayant été licenciés ou contraints d’abandonner l’exercice de leur profession par fidélité à leurs convictions. Une jeune fille nous a expliqué s’être réorientée après six années d’études, pour éviter la violation de sa conscience : « parce que la pilule du lendemain […] va empêcher la nidation, je me dis que je ne peux pas empêcher [un] petit être de vivre ; je vais participer, en vendant la pilule du lendemain à l’interruption de sa vie, donc en conscience je ne peux pas ». Toutes ses collègues qui ne voulaient pas vendre la pilule du lendemain sont parties, précise-t-elle, « parce qu’en pratique ce n’est pas possible ».
Nous dénonçons en outre l’incohérence de la loi française qui reconnaît le droit à l’objection de conscience à toutes les professions médicales sauf aux pharmaciens, alors même qu’ils sont aujourd’hui en première ligne dans la délivrance de produits abortifs, et demain peut-être euthanasiques. Comme nous l’a expliqué une femme pharmacien, cela révèle un réel mépris de cette profession : « vous êtes là juste pour vendre les boîtes, vous vous taisez et vous faites ce que l’on vous dit ». Or, les pharmaciens doivent avoir un rôle de soignants et de conseil : « certaines filles sont venues me remercier en me disant : “le fait que vous ayez refusé la vente m’a permis de voir les choses autrement et de mûrir ma décisionˮ ».
En quoi consiste exactement la reconnaissance d’un droit à l’objection de conscience ? Cela signifie-t-il que les membres de certaines communautés peuvent échapper au droit commun, ou du moins à certaines règles, au nom de leur conscience ? La conscience individuelle peut-elle être au-dessus des lois ?
— La reconnaissance du droit à l’objection de conscience est récente, elle accompagne le développement de la société libérale et sa déconnexion du droit de la morale. Avant, l’objection de conscience était conçue seulement comme un devoir de résister à des ordres gravement injustes. C’est ainsi que la CEDH a validé la condamnation de fonctionnaires soviétiques pour avoir exécuté de tels ordres. Dans ces affaires, la Cour de Strasbourg, à la suite des procès de Nuremberg, a clairement reconnu que la conscience personnelle est toujours au-dessus des lois positives : elle doit les juger, et éventuellement refuser de s’y conformer.
Il en va différemment des sociétés libérales où l’affirmation du principe de tolérance fait coexister deux niveaux de moralité, un public et un privé, conduisant d’une part la société à dépénaliser des pratiques « immorales » privées, et d’autre part les individus à tolérer socialement des pratiques qu’ils réprouvent à titre privé. Or, si cette tolérance est indolore pour la majorité des citoyens, elle ne l’est pas pour la minorité concernée directement par la réalisation de la pratique en cause ; car, pour prendre un exemple, c’est une chose de tolérer l’euthanasie, c’en est une autre de devoir la pratiquer soi-même. S’il est possible de faire coexister deux moralités au sein d’une société libérale et pluraliste, cela ne l’est pas au sein d’une même personne.
Ainsi, la liberté que la société libérale accorde aux individus à l’égard de pratiques moralement débattues et qui ont souvent été longtemps prohibées ne peut être équitable que si elle garantit à ceux qui les réprouvent moralement le droit de ne pas être contraint d’y concourir. La clause de conscience garantit précisément ce droit, elle est un mécanisme par lequel la société libérale organise la coexistence des deux niveaux de moralité ; elle évite la « dictature de la majorité » et que la tolérance devienne elle-même intolérante en condamnant des citoyens coincés par leur situation professionnelle entre les deux niveaux de moralité.
Mais quand même… ne craignez-vous que la liberté de conscience puisse servir d’arme politique pour renforcer le communautarisme, notamment religieux ?
— Ce risque existe. Plus encore, le pluralisme croissant de la société révèle que le droit à l’objection de conscience, comme notion libérale imprégnée de relativisme et de subjectivisme, est en fait impraticable. Il est à redouter que, submergés de diverses revendications d’objections, les juges n’en viennent à les refuser toutes au nom de l’égalité devant la loi positive, réduisant alors à néant la garantie de la liberté de conscience et de religion. Une clarification de la notion d’objection de conscience s’impose donc, non pas pour étendre son champ d’application au point de la rendre indéfendable, mais au contraire pour mieux la définir afin que le droit à l’objection puisse être garanti dans une juste mesure. C’est l’objet de mon étude publiée en 2016 que de dégager des critères pour extraire la liberté de conscience du relativisme libéral et sauver ainsi ce droit, car la conscience reste l’ultime témoin de la justice.
Un premier critère tient à la définition même de l’objection, mais est généralement ignoré. Il repose sur la distinction entre l’action et l’abstention. L’objection de conscience ne concerne que la situation dans laquelle une personne est contrainte d’accomplir un acte que sa conscience proscrit (un mal), et non pas celle où une personne est empêchée d’accomplir un acte que sa conscience prescrit (un bien). Cette distinction est essentielle. Ainsi, on ne peut pas invoquer le droit à l’objection contre le fait d’être empêché de porter la burqa, mais seulement contre celui d’être forcé de la porter. Cette distinction repose sur la dissymétrie entre le bien et le mal, puisque faire le bien est une question de proportion — cela doit être modulé selon les circonstances —, tandis qu’éviter le mal est une question de principe, quelles que soient les circonstances. Le cas où une personne est empêchée de réaliser tout ou partie d’un bien que sa conscience prescrit (le cas d’Antigone) relève du régime ordinaire de la limitation de la manifestation des convictions.
Le second critère réside dans la distinction entre la foi et la raison, entre religion et morale, et par suite entre les objections, selon qu’elles sont fondées sur une conviction religieuse ou morale. La différence entre objection morale et religieuse consiste en ce que la première peut prétendre être objectivement juste : sa revendication porte sur la justice. Par exemple, il est injuste de tuer un être innocent… À l’inverse, une objection strictement religieuse ne peut prétendre être juste, par exemple, travailler durant le sabbat n’est pas injuste en soi, c’est impie. La revendication d’une objection religieuse porte alors non pas sur la justice, mais sur la liberté de la personne de se conformer à ses convictions religieuses. Il en résulte que refuser de faire droit à une objection religieuse n’est pas nécessairement une injustice. Différemment, face à une véritable objection morale, les autorités ne peuvent la méconnaître sans commettre une injustice. La difficulté consiste bien sûr à reconnaître une véritable objection morale. En pratique, une telle objection se reconnaît en ce qu’elle vise le respect d’une liberté ou d’un droit fondamental et qu’elle s’oppose à un ordre qui y déroge. C’est le cas notamment de l’avortement ou de l’euthanasie dont la pratique n’est possible que par dérogation au respect de la vie. Un critère complémentaire, kantien, consiste à se demander si l’objection en cause est universalisable.
Finalement, l’objection de conscience nous rappelle que la justice est située au-delà du droit positif et c’est bien là toute la difficulté. Sa pratique est un signal d’alerte pour toute la société. Si de nombreuses personnes refusent de pratiquer un acte, les autorités publiques ne devraient pas chercher à les y forcer, mais plutôt s’interroger sur les causes de ce refus, car ce n’est pas la loi, mais bien la conscience personnelle qui est l’ultime juge et témoin de la justice.
Grégor Puppinck est docteur en droit et directeur de l’European Centre for Law and Justice (ECLJ). Il est membre du panel d’experts de l’OSCE sur la liberté de conscience et de religion. Il est l’auteur d’une étude sur l’objection de conscience et les droits de l’homme, publiée aux éditions du CNRS en 2016. Source : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/06/06/31003-20180606ARTFIG00265-quelle-place-pour-la-liberte-de-conscience-dans-les-societes-liberales.php.