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La neutralité, condition du vivre ensemble?

28 mars 2015

 

La Cour constitutionnelle a rendu récemment un arrêt sur les cours dits « philosophiques » dans l’enseignement officiel francophone. Ce document a fait couler beaucoup d’encre. Nous reproduisons ici un article d’opinion publié dans La Libre Belgique du 23 mars dernier.

Il n’est plus besoin de le rappeler : la Cour constitutionnelle a estimé la semaine dernière qu’un élève ne pouvait être obligé de s’inscrire dans un cours de religion ou de morale laïque. L’arrêt de la Cour mériterait d’être discuté, mais il me semble plus important d’essayer de clarifier les concepts de neutralité et de laïcité, ainsi que de se demander si la neutralité est réellement une condition du vivre ensemble.

L’une des conclusions les plus frappantes de l’arrêt est d’affirmer que le cours de morale « laïque » n’est pas un cours « neutre », mais un cours confessionnel comme les autres. La morale laïque est fondée sur la conviction que la raison permet l’émancipation individuelle de l’obscurantisme religieux. Elle est donc porteuse d’une critique de la religion incompatible avec la neutralité.

Cette conclusion conduit certains à considérer que nous avons besoin d’une laïcité à la française. Pourtant, le concept de laïcité en France trouve sa source dans la même critique révolutionnaire de la religion. Il est hérité des Lumières françaises qui, à la différence de l’Aufklärung allemand, a opposé foi et raison. Il est vrai que si la Prusse de Kant était protestante, la France de Voltaire était catholique.

La laïcité à la française exprime dès lors la volonté de substituer l’Etat à l’Eglise comme seule institution pouvant légitimement organiser la vie en société. Par contre, dans les pays où la Réforme avait déjà favorisé une désinstitutionalisation de la religion, l’affirmation de la primauté de l’Etat n’a pas nécessité une même exclusion du religieux hors de la sphère publique.

La laïcité est toutefois en évolution constante. Elle prend aujourd’hui une signification plus proche de la neutralité de l’État. Or, si la laïcité est un concept propre à la tradition républicaine, la neutralité appartient à la tradition libérale (principalement) anglo-saxonne. Pour le libéralisme, la finalité de l’Etat est de permettre à chaque individu de vivre conformément à ses propres convictions philosophiques. A cette fin, il doit assurer une égale liberté à chacun, en garantissant le respect des droits fondamentaux, tout en ne prenant pas lui-même position sur les questions confessionnelles. Dans ce cadre, la laïcité apparaît comme une interprétation particulière de la neutralité selon laquelle celle-ci serait garantie par l’exclusion des convictions philosophiques hors de la sphère publique.

Historiquement, la Belgique a privilégié une autre interprétation de la neutralité fondée sur la volonté d’assurer le pluralisme des convictions au sein de la sphère publique, en ce compris à l’école. La force de cette conception de la neutralité est de reconnaître l’importance pour la personne humaine des convictions philosophiques. Celles-ci ne relèvent pas seulement de l’intimité individuelle, mais constituent un phénomène social dont l’Etat ne peut nier l’existence. L’arrêt de la Cour met toutefois en évidence les difficultés pratiques que rencontre la neutralité/pluralisme. Dans des sociétés où la diversité des convictions ne cesse de croître, seules les convictions les plus répandues peuvent être effectivement reconnues par un Etat pluraliste. Aucun cours de religion n’est par exemple organisé à destination des Témoins de Jéhovah. Ceux-ci ont dès lors pu bénéficier par le passé d’une dispense — « un accommodement raisonnable » — de l’obligation de suivre un cours philosophique. Les parties requérantes devant la Cour se sont d’ailleurs appuyées sur ces dispenses antérieures pour exiger que cette possibilité soit étendue aux demandes non justifiées par des motifs convictionnels.

La neutralité/laïcité pose, elle aussi, des problèmes. Outre qu’elle méconnaît l’importance des questions philosophiques dans la vie en société, elle apparaît encore plus biaisée en faveur des convictions dominantes qui n’ont pas besoin de l’appui de l’Etat pour s’organiser ou être prise en compte dans le fonctionnement social quotidien. La laïcité en France a ainsi pu être qualifiée de « catholaïcité » en raison des privilèges dont y bénéficie de facto la religion catholique. De plus, l’ambiguïté de la laïcité — est-elle une forme de neutralité ou une conception philosophique particulière ? — suggère qu’un discours totalement neutre ne peut pas exister. La neutralité peut être un objectif, voire un idéal, mais elle ne sera jamais pleinement réalisée. L’oublier et attribuer un certificat de parfaite neutralité à un discours, c’est vouloir le soustraire à la critique et dissimuler son caractère inéluctablement orienté.

Plus fondamentalement encore, reconnaître que la neutralité ne peut être qu’un objectif invite à se demander s’il s’agit d’un objectif souhaitable. Au risque de m’opposer au consensus ambiant, je ne le crois pas. Il n’est pas possible de construire un vivre ensemble sur un idéal de neutralité, en tout cas si celui-ci est compris comme une neutralité/laïcité et qu’il demande à chacun d’oublier ses convictions personnelles lorsqu’il intervient dans la sphère publique. La politesse froide de celui qui s’abstient de dire tout haut ce qu’il pense tout bas ne suffit pas pour faire société. Sans la capacité de se remettre en cause et de s’ouvrir à l’autre, sans la volonté de débattre collectivement de nos convictions, nous ne construirons jamais un vivre ensemble. L’essentiel n’est pas d’être neutre, mais de prendre conscience que l’on s’exprime depuis un point de vue toujours situé et de voir en l’autre, non une curiosité qu’il faut comprendre, mais une source d’enrichissement.

Laurent de Briey est professeur de philosophie politique à l’UNamur et à l’UCL. Source : http://www.lalibre.be/debats/opinions/la-neutralite-condition-du-vivre-ensemble-5510510b35707e3e940fe8c7.