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Comprendre le monde contemporain (3/10)

17 février 2014

« Dieu et la science » est le troisième d’une série de dix articles. Dans ces textes, différents auteurs tentent une réflexion sur les idées qui configurent le monde actuel de la philosophie, de la science et de la culture, sur les principes qui orientent aujourd’hui notre manière de voir et d’agir. Ils s’interrogent aussi sur les atouts et les défis du message chrétien dans une culture postmoderne.

 

1. La crise de la métaphysique et de la théologie

Depuis Platon, la culture classique appelait « théologie » (du grec Theos = Dieu et logos = étude, raison, connaissance) la Science de Dieu. Pour conserver ce titre, la théologie moderne doit suivre une méthode rigoureuse et systématique de recherches sur Dieu et ce qui le touche. Elle doit aussi se fonder sur la Révélation, sur l’expérience religieuse de l’homme et des cultures, et sur les conclusions les plus sûres de la philosophie (spécialement la métaphysique, dont la compétence s’étend à tout ce qui existe, et donc aussi à Dieu, à son existence et à sa nature). Un travail vital pour la théologie sera d’argumenter la fiabilité de ses sources, comme le font les sciences historiques.

Cependant, depuis deux siècles, certains voient une opposition entre la foi en Dieu et la science. Ils se demandent si Dieu peut être l’objet d’une science moderne. Dans son œuvre « Auguste Comte et la philosophie positive », Littré n’attribuait plus le titre de science qu’à la science expérimentale ou positive : « Les sciences, la théologie et la métaphysique n’ont point entre elles de nature commune. Cette nature commune n’existe qu’entre la philosophie positive et les sciences … Nous ne connaissons que la matière et ses forces ou propriétés ; nous ne connaissons ni matière sans propriétés ou propriétés sans matière ».

2. Un nouveau concept de science

Le rejet du caractère scientifique de la métaphysique et de la théologie provient de l’empirisme de Hobbes et de Hume. Ce dernier estime que, dans notre connaissance, l’expérience sensible prévaut sur de prétendues lois universelles ou naturelles. L’empirisme est lui-même une réaction modérant les excès du rationalisme de Descartes et Leibniz, qui tendaient à réduire la science à des lois mathématiques universelles. Kant admet la vision empiriste pour les sciences théoriques, dont la physique est l’archétype, mais il postule aussi l’existence de sciences pratiques comme la morale et la religion, où Dieu sert de référence.

Les sciences théoriques sont appelées positives ou exactes et s’occupent des phénomènes. Le phénomène en sciences physico-mathématiques est toute réalité capable d’être observée sous un aspect mesurable. Une science exacte est ainsi réglée par des lois mathématiques (élément rationaliste) confirmées par l’expérience (élément empiriste) : elle s’abstient des questions métaphysiques et finalistes, c’est-à-dire qu’elle se limite à étudier le comment et non le pourquoi. L’analyse des causes profondes et substantielles de la matière est le propre de la métaphysique (qui signifie au-delà de la physique ), alors que celle des causes secondes est propre à la science. La science moderne s’occupe des changements d’ordre matériel, non de la création ex nihilo au sens propre. Toute cause seconde requiert une cause première d’ordre métaphysique, ontologique. Le refus de ce fondement méta-empirique mène Hume au scepticisme fermé qui exclut de rendre métaphysiquement raison de l’être des choses.

Il existe des sciences dites humaines et historiques, non proprement exactes car l’expérience y est indirecte (témoignages, vestiges, documents) ou non répétable, et qu’elles sont plus ou moins rebelles aux mathématiques rigoureuses. La théologie peut revendiquer un statut de science similaire, différent de celui des sciences exactes. Une mathématisation ou une expérimentation scientifique — au sens empirique moderne, comparable à la loi de l’attraction gravitationnelle — de Dieu ou de son action, est impossible. Bien que l’action de Dieu sur le monde soit nécessaire, immédiate et efficace, il ne se laisse pas enfermer dans des concepts univoques de type empirique, précisément parce que Dieu est le Seigneur de la nature, et non pas une de ses modalités, pièces ou aspects de « fonctionnement ».

3. Sciences « exactes » et métaphysique

Ainsi, toute tentative de réduire la connaissance de Dieu et de son action à des causes mécaniques semble vouée à l’échec. Les ambitions contemporaines en ce sens de la Creation Science et dans une moindre mesure, de l’Intelligent Design, n’ont pas réussi à rallier les croyants à leur cause. Elles empruntent la voie d’un Dieu constructeur, Grand Horloger ou Architecte, qui agit à la façon des créatures en ajustant les pièces de sa construction. Dieu y est vu comme une super-cause du même ordre que la causalité analysée par les sciences positives (voir Y a-t-il un grand architecte dans l’univers ?). Dieu est la Cause des causes, qui leur donne leur capacité causale intrinsèque. Il répond à la question « quelle est la source de l’être et son agir ? » et non pas « quand et comment commence l’univers ? ».

La science empirique évolue dans une sorte de prison intellectuelle, buttant contre les parois métaphysiques de son savoir : les mystères de l’être, de sa constitution ontologique et de l’origine profonde de ses lois. Certains scientifiques se cassent la tête sur la formation de notre univers en se posant des questions : peut-on analyser scientifiquement ou même espérer trouver un sens à ce qui s’est passé lors du Big Bang, ou avant cet événement, du moins si le temps lui-même avait un sens ? Peut-on donner une signification scientifique à une création, spontanée ou non, à partir de rien, ou à un monde éternel sans origine ? On retrouve ici le problème vertigineux de l’être.

Toutefois, si la science a ses limites, il est heureux que le scientifique ne manque pas d’ambition : il veut couvrir autant d’objets que possible, et atteindre une connaissance de plus en plus intégrée, non seulement scientifique. Ainsi, la vocation de tout type de science « physique » est de s’approcher asymptotiquement de la métaphysique. En fait, l’univers de la connaissance est ouvert, illimité comme le monde copernicien et non fini comme celui de Ptolémée. Mais les concepts d’infinité, éternité et toute-puissance sont hors de portée expérimentale, si bien que leur usage par la science moderne ne se justifie pas scientifiquement, mais métaphysiquement. Certains scientifiques contemporains franchissent le seuil métaphysique qu’ils se défendaient de franchir, pour tomber dans des spéculations méta-empiriques. Leur science devient comme une religion avec sa foi et ses dogmes. La plupart posent un multiverse, une super-machinerie impersonnelle, infinie, éternelle, capable de produire tous les univers possibles, à laquelle il ne manque que l’intelligence et la bonté morale pour rivaliser avec Dieu. En fin de compte, la finitude de l’être créé est soutenue par l’infini de l’être nécessaire, sur lequel on retombe toujours.

4. Dieu et la science

Notre notion de Dieu est une projection méta-empirique, plus ineffable qu’exprimable, plus connue par analogie, éminence et négation que par affirmation : In-fini, Tout-puissant, Bonté absolue,… Selon le théologien Rudolf Otto, nos expériences personnelles, religieuses ou mystiques de Dieu captent dans le sacré un « formidable mystère », « fascinant et majestueux », même lorsque l’on essaie d’établir une relation purement cognitive avec le divin.

L’émerveillement face au cosmos créé par Dieu — attitude caractéristique du christianisme — a permis l’éclosion et l’expansion de la science moderne. Il serait insuffisant de dire que Copernic, Kepler, Descartes, Huygens, Newton et même Galilée, étaient des scientifiques chrétiens : ils étaient des scientifiques parce qu’ils étaient chrétiens. Avant le 20ème siècle, les scientifiques étaient en général plus religieux que la moyenne de la société où ils vivaient. Des penseurs scientifiques de premier rang (Euler, Haller, Linnaeus, Ampère, Faraday, Kelvin, Maxwell, Pasteur, etc.), étaient connus comme croyants. Leur science était compatible avec leur foi.

Mais dès la fin du 18ème siècle, des voix critiques s’élevèrent, d’abord contre le christianisme et ensuite contre la foi en un Dieu personnel. Ces voix émanaient de philosophes (Hobbes, Hume, d’Holbach, Diderot, Comte, Marx, Nietzsche, etc.) ou de scientifiques de second rang (de la Mettrie, Condorcet, Cabanis, etc.), porteurs d’idéologies antireligieuses. Peu à peu, l’indépendance du savoir, des découvertes remodelant la vision du monde (débats sur le vitalisme, l’astronomie, le transformisme) et la diffusion d’idées antireligieuses, ont alimenté le conflit de la science avec les religions et les thèses favorables au théisme. Laplace et Darwin, non opposés à la foi en Dieu, deviennent les figures emblématiques de ce courant qui gagne une grande partie de la communauté scientifique, confiant que la science sera capable de répondre à toutes les questions et de résoudre tous les problèmes.

Mais ce rêve est de courte durée. Parallèlement au progrès scientifique et technologique du 20ème siècle, les guerres, les découvertes terrifiantes de la physique nucléaire et des manipulations génétiques, l’idéologisation des sciences, les révolutions scientifiques (relativité, théorie quantique), ont conduit à un désenchantement : la science positive ne peut plus se présenter comme savoir ultime qui sauvera l’homme et lui procurera le paradis, ni se débarrasser des questions métaphysiques et religieuses.

Les philosophies du doute et de l’absurde vont marquer profondément ce siècle. Cela ne signifie pas pour autant la fin des prétentions à l’incompatibilité entre science et religion (ou métaphysique). L’idéologie athée parascientifique intègre de nombreux éléments de la philosophie du doute et du nihilisme, pour représenter une « rationalité désenchantée » sans renoncer pleinement au messianisme scientifique du 19ème siècle. Cette vision postmoderniste tend aujourd’hui à s’imposer dans le monde de la divulgation et de la recherche scientifique.

La science moderne a aussi découvert des indices de compatibilité de ses théories avec un Créateur puissant et intelligent : l’entropie qui semble universelle, le début de notre univers chiffré à 13,7 milliards d’années, des coïncidences étonnantes dans ses constantes et ses lois, l’irréductibilité de la conscience intellectuelle humaine, etc. Il ne s’agit pas de preuves mathématiques de la création par Dieu, mais d’indices significatifs, surtout dans un contexte d’hostilité à la foi.

Il est important de ne pas confondre ces indices de compatibilité avec la théorie du dessein intelligent, un courant intellectuel qui n’est pas sans objections, en particulier sur le plan métaphysique. De même, il convient de distinguer soigneusement entre création et créationnisme, une ligne apologétique contestable. La théologie catholique a résumé en 2004 sa vision rationnelle de la compatibilité entre science et foi en un Dieu Créateur dans le document « Communion et service, La personne humaine créée à l’image de Dieu », qui rappelle que l’homme est un être spécial avec des caractéristiques irréductibles à la matière : des désirs méta-naturels et des propriétés spirituelles. Mais l’influence antithéologique est aussi très visible dans les réflexions qui s’appuient sur des théories scientifiques moins exactes (évolution, neurosciences) et qui posent des défis particulièrement intéressants pour le futur proche.

La compatibilité entre la science moderne et la foi ne se trouve pas dans les sciences exactes, mais dans la nature métaphysique de la réalité analysée par ces sciences. Dans les débats actuels sur Dieu et la science, il y a un regain d’intérêt pour la théologie naturelle. Cela a parfois conduit à des conversions spectaculaires, comme celle de l’athée militant Anthony Flew. Espérons que le débat soit plus serein et constructif qu’il ne l’a été par le passé.

Philippe Dalleur est prêtre, Docteur en Sciences Appliquées et en Philosophie. Il enseigne la philosophie de la biologie à l’Université Pontificale de la Sainte Croix.