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Evolution et Création

21 octobre 2009

Le débat provoqué aux États-Unis, depuis plusieurs dizaines d’années, autour des notions d’évolution et de création, a gagné l’Europe depuis quelque temps et soulève des passions dans le monde culturel. Ce débat est malheureusement orienté par des positions aussi bien politiques qu’idéologiques, ce qui ne favorise pas une discussion sereine. Certaines affirmations des «créationnistes» américains ont suscité, dans les milieux scientifiques, des réactions de défense du néodarwinisme empreintes d’un certain dogmatisme, et ont fait ressurgir des positions scientifiques typiques de la pensée positiviste du XIXe siècle.

On a souvent l’impression que ce débat est le lieu d’une grande confusion. Ce qui est arrivé aux programmes d’enseignement scientifique dans les écoles italiennes est bien le signe d’une telle désorientation, due à une connaissance inadéquate du problème : la théorie de l’évolution, après avoir été invalidée, a été par la suite réintroduite dans l’enseignement. Autre fait significatif : la conclusion rendue le mois dernier par le juge fédéral de Pennsylvanie, selon laquelle l’idée d’un « dessein intelligent » (l’ Intelligent Design, version moderne d’un créationnisme scientifique fondé sur l’interprétation littérale de la Genèse ) ne saurait constituer une alternative à la théorie de l’évolution dans l’enseignement scientifique.

Sur cette question, le magistère de l’Église s’est exprimé de façon très claire et très ouverte en de multiples occasions, notamment durant le pontificat de Jean-Paul II. Récemment, en 2004, la Commission théologique internationale a publié, avec l’approbation du cardinal Ratzinger, un document intitulé Communion et service. La personne humaine créée à l’image de Dieu.

Dans le domaine scientifique, la thèse de l’évolution des espèces constitue la clé interprétative de l’histoire de la vie sur terre, l’arrière-plan culturel de la biologie moderne. On s’accorde à dire que la vie est apparue sur terre en milieu aquatique, il y a 3,5 à 4 milliards d’années, avec des êtres unicellulaires, les procaryotes, dépourvus d’un vrai noyau. Ceux-ci n’ont, pendant longtemps, connu aucun changement, jusqu’à ce qu’apparaissent les premiers eucaryotes (unicellulaires pourvus d’un noyau), il y a de cela deux milliards d’années, dans les eaux qui recouvraient la planète. L’apparition des êtres pluricellulaires est survenue beaucoup plus tard, il y a un milliard d’années. Le mouvement évolutif, à cette période, se développe encore lentement et n’est pas généralisé. C’est seulement à l’ère cambrienne, entre -540 et -520 millions d’années, que se développeront, de manière quasiment exponentielle, les principales espèces vivantes.

Il y a tout lieu de penser que, pendant longtemps, les conditions favorables à l’évolution des animaux et des végétaux qui vivent aujourd’hui sur terre n’ont pas été réunies. Mais la manière dont sont apparus successivement les poissons, les amphibiens, les reptiles, les mammifères, les oiseaux, ainsi que la grande rapidité de leur évolution, constitue un problème qu’il reste à éclairer. C’est dans les toutes dernières minutes de l’horloge évolutive que s’est formée la lignée qui a abouti à l’homme : il y a environ 6 millions d’années, la divergence est devenue manifeste entre la ligne évolutive qui a abouti aux grands singes et celle qui a donné lieu à une multiplicité de formes, la ligne des hominidés, dont s’est démarquée ensuite celle des hommes (vers -2 millions d’années). Avant même que n’apparaisse l’homme « moderne », dont les manifestations les plus anciennes remontent à -150000, d’autres formes humaines ont existé, celles de l’Homo habilis puis de l’Homo erectus, dont on fait dériver l’ Homo sapiens.

La paléoanthropologie vise à reconstituer les différentes étapes de l’évolution, en s’aidant des techniques modernes de recherche sur l’ADN utilisées par la biologie moléculaire pour repérer des ressemblances et des différences sur le plan génétique, et les ramener à une ascendance commune. Sur la question des facteurs et des modalités de l’évolution, la discussion est des plus ouvertes. Darwin comme Wallace —moins célèbre que son contemporain— ont eu l’un et l’autre une intuition féconde en soulignant l’importance de la sélection naturelle qui s’exerce sur de petites variations aléatoires survenant au sein d’une espèce (variations qui résultent d’erreurs de reproduction de l’ADN, selon les hypothèses modernes) ; cette intuition constitue un modèle interprétatif que beaucoup étendent à l’ensemble de l’évolution. D’autres chercheurs admettent sa pertinence pour la microévolution, mais considèrent que ce mécanisme, fondé sur le caractère fortuit des petites variations (ou mutations), n’est pas adéquat pour expliquer la formation, en un temps relativement bref, de structures assez complexes et des grandes directions évolutives des vertébrés.

À ce propos, il convient de ne pas perdre de vue les possibilités de développement de la biologie évolutive dans l’étude des gènes régulateurs, lesquels peuvent connaître des changements morphologiques sensibles. Les expériences réalisées sur des gènes régulateurs qui orientent le développement embryonnaire des crustacés autorisent à formuler l’hypothèse selon laquelle de nouveaux degrés d’organisation pourraient se former à partir d’une seule mutation génétique. Les recherches menées dans cette direction pourraient ouvrir de nouveaux horizons. Il reste encore à voir si les causes de ces mutations sont entièrement accidentelles ou si elles pourraient avoir obéi à quelque orientation préférentielle.

Dans le processus évolutif, on devrait toujours accorder une attention particulière aux mutations environnementales. L’environnement peut jouer tantôt un rôle de ralentisseur, comme cela a peut-être été le cas durant les premiers milliards d’années de la vie sur terre, tantôt un rôle d’accélérateur, comme dans les 500 derniers millions d’années. Nous ne serions pas là aujourd’hui si, environ vingt millions d’années auparavant, la formation du Rift africain ne s’était produite, faisant apparaître des vallées et des régions ouvertes qui ont rendu possible l’évolution vers la bipédie et l’humanité. L’histoire de la vie suggère que le développement des êtres vivants a nécessité une convergence de facteurs génétiques et de conditions environnementales favorables dans une série d’événements naturels.

Au point où nous en sommes, deux questions se posent : y a-t-il place pour la création et pour un projet de Dieu ? L’apparition de l’homme résulte-t-elle d’un développement nécessaire des potentialités de la nature ?

Jean-Paul II affirmait, dans un discours prononcé lors d’un symposium sur « La foi chrétienne et la théorie de l’évolution » (1985) : « Une foi dans la création correctement comprise et un enseignement sur l’évolution correctement entendu ne sont pas incompatibles… L’évolution suppose la création, et même, plus encore, la création apparaît, à la lumière de l’évolution, comme un avènement qui se déroule dans le temps, comme une création continuée ». Le catéchisme de l’Église catholique fait remarquer que « la création n’est pas sortie des mains du Créateur entièrement achevée ». Dieu a créé un monde non pas parfait, mais « en état de cheminement vers sa perfection ultime. Ce devenir comporte, dans le dessein de Dieu, avec l’apparition de certains êtres, la disparition d’autres, avec le plus parfait aussi le moins parfait, avec les constructions de la nature aussi les destructions » (§ 310). Jean-Paul II, dans son message d’octobre 1996 à l’Académie pontificale des sciences, a reconnu à l’évolution le caractère de théorie scientifique, en raison de sa cohérence avec les perspectives et les découvertes de différentes branches de la science. En même temps, il soulignait qu’il existe différentes théories explicatives du processus évolutif, dont certaines, en raison de l’idéologie matérialiste qu’elles sous-tendent, ne sont pas acceptables pour un croyant. Mais dans ce cas, ce n’est pas la science qui est en jeu mais une idéologie.

Le document précédemment cité, Communion et service, tient pour incontestable le processus évolutif. Ce que la théologie, et tout raisonnement qui se veut correct, ont à réaffirmer, c’est le rapport de dépendance radicale du monde par rapport à Dieu, qui a créé toute chose à partir du néant — comment, cela ne nous est pas dit.

C’est ici que la discussion en cours à propos d’un projet divin peut prendre place. Comme chacun sait, les partisans de l’ Intelligent design ne nient pas l’évolution, mais affirment que la formation de certaines structures complexes n’a pas pu se produire au hasard mais a nécessité des interventions particulières de Dieu dans le cours de l’évolution et s’ordonne à un projet intelligent. À part le fait que, dans tous les cas, les mutations des structures biologiques ne constitueraient pas une explication suffisante, puisque des changements environnementaux sont aussi survenus, en ayant recours à des interventions supplétives ou correctives par rapport aux causes naturelles, on introduit dans les événements de la nature une cause supérieure pour expliquer ce que nous ne connaissons pas encore, mais que nous pourrions connaître. Mais en procédant ainsi, on ne fait pas de la science. On se place sur un autre plan que celui de la science. Si le modèle proposé par Darwin s’avère insuffisant, il faut en chercher un autre, mais il n’est pas correct, du point de vue de la méthode, de sortir du champ de la science en prétendant faire de la science. La décision du juge de Pennsylvanie apparaît donc comme correcte.

L’Intelligent design n’appartient pas à la science et la prétention de l’enseigner comme une théorie scientifique, à côté de l’explication darwinienne, ne se justifie pas. On crée seulement une confusion entre le plan scientifique et celui de la philosophie ou de la religion. Cette notion n’est pas non plus requise, même dans une conception religieuse, pour pouvoir admettre un dessein général par rapport à l’univers. Mieux vaut reconnaître que le problème, du point de vue de la science, reste ouvert. Si l’on sort de l’économie divine, qui se déploie à travers les causes secondes (Dieu se retirant pour ainsi dire de son œuvre de créateur), on ne comprend pas pourquoi certaines catastrophes naturelles, certaines lignées ou structures évolutives sans aucune signification, certaines mutations génétiques nuisibles, n’ont pas été évitées dans un projet intelligent.

Malheureusement, si l’on va au fond des choses, on ne peut manquer de reconnaître une certaine tendance, parmi les darwiniens, à conférer à l’évolution un sens totalisant, passant de la théorie à l’idéologie, dans une vision qui prétend expliquer l’ensemble du monde vivant, y compris les comportements humains, en termes de sélection naturelle, et excluant toute autre perspective, de sorte que la notion d’évolution rend superflue celle de création, comme si tout pouvait s’être autoformé et être reconduit au hasard.

Pour ce qui est de la création, la Bible parle d’une dépendance radicale de tous les êtres à l’égard d’un dessein divin, mais elle ne dit pas comment cela s’est réalisé. L’observation empirique saisit l’harmonie de l’univers qui se fonde sur les lois et les propriétés de la matière, et qui renvoie nécessairement à une cause supérieure, non pas en vertu d’une démonstration scientifique, mais d’après les bases d’un raisonnement rigoureux. Le nier serait une affirmation idéologique et non pas scientifique. La science en tant que telle, avec ses méthodes propres, ne peut assurément pas démontrer, mais ne peut pas non plus exclure qu’un dessein supérieur se soit réalisé, quelles qu’en soient les causes, même s’il revêt l’apparence du hasard et semble s’inscrire dans la nature. « Même le résultat d’un processus naturel vraiment contingent peut entrer dans le plan providentiel de Dieu pour la création», remarque le document déjà cité Communion et service. Ce qui nous paraît, à nous, accidentel, devait certainement être présent à l’esprit de Dieu et voulu par lui. Le projet de Dieu sur la création peut se réaliser à travers les causes secondes, dans le cours naturel des événements, sans que l’on doive penser pour autant à des interventions miraculeuses orientant le processus dans une direction ou dans une autre. « Dieu ne fait pas les choses, mais il fait qu’elles se fassent », observe Teilhard de Chardin. Et le catéchisme de l’Église catholique affirme : « Dieu est la cause première qui opère dans et par les causes secondes » (§ 308).

L’autre point délicat porte sur l’homme, qui ne saurait être considéré comme un produit nécessaire et naturel de l’évolution. L’élément spirituel qui le caractérise ne peut émerger des potentialités de la matière. C’est le saut ontologique, la discontinuité que le magistère a toujours réaffirmée à propos de l’apparition de l’homme. Celle-ci suppose une volonté positive de Dieu. Maritain souligne que la transcendance qui caractérise l’homme en vertu de son âme advient « grâce à l’intervention finale d’un choix libre et gratuit opéré par Dieu créateur, qui transcende toutes les possibilités de la nature matérielle ». Quand, où et comme Dieu l’a voulu, l’étincelle de l’intelligence s’est donc allumée dans deux ou plusieurs hominidés. La nature a la capacité d’accueillir l’esprit, selon la volonté de Dieu créateur, mais elle ne peut pas le produire de soi-même. Au fond, c’est aussi ce qui arrive dans la formation de tout être humain et c’est ce qui fait la différence entre l’homme et l’animal. Une telle affirmation se place en dehors de la science empirique et, en tant que telle, ne peut être ni prouvée ni réfutée avec les méthodes de la science.

Quant au moment où l’homme est apparu, nous ne sommes pas en mesure de l’établir avec certitude. On peut cependant recueillir les signes de la spécificité de l’être humain, comme l’a noté Jean-Paul II dans le message précédemment cité de 1996. Ces signes, on peut les reconnaître jusque dans les produits de la technologie, dans l’organisation du territoire, dès lors qu’ils révèlent une intentionnalité et une signification dans le contexte de la vie. En un mot, ce sont les manifestations de la culture qui permettent de déceler de manière plus claire les traces de la présence humaine. Ces manifestations se situent hors du champ de la biologie et expriment une transcendance (comme le reconnaissent Dobzhansky, Ayala et d’autres scientifiques évolutionnistes), une discontinuité auxquelles on doit, sur le plan philosophique, reconnaître une nature ontologique. Il nous semble qu’il n’est pas nécessaire d’attendre l’homo sapiens, les sépultures ou l’art. Mais la détermination du degré d’évolution à partir duquel on peut reconnaître l’homme (serait-ce il y a 150000 ans avec l’Homo sapiens, ou même il y a 2 millions d’années avec l’Homo habilis?) donne matière à discussion sur le plan scientifique plus que sur le plan philosophique et théologique.

En conclusion, selon une perspective qui va au-delà de l’horizon empirique, nous pouvons dire que nous ne sommes pas hommes par hasard ni par nécessité, mais que le cours de l’existence humaine a un sens et une direction marqués par un dessein divin.

Traduit par Kim-Loan Tran Van Chau et revu par l’auteur.

 

Fiorenzo Facchini a occupé de 1978 à sa retraite (2004) la chaire d’anthropologie à l’Université de Bologne et a dirigé le laboratoire de recherche qui y est lié ; il a été également professeur de paléontologie humaine dans le département d’archéologie de la même université. Auteur de plusieurs ouvrages, en particulier sur l’évolution, traduits dans de nombreuses langues, la réputation mondiale de Fiorenzo Facchini lui est initialement venue de ses travaux sur la croissance, les polymorphismes génétiques et la paléoanthropologie. Il a étudié aussi l’adaptation humaine aux hautes altitudes (expéditions au Kazakhstan en 1993 et au Kirghizistan en 1994). Il est prêtre du diocèse de Bologne et protonotaire apostolique surnuméraire. Il a pendant longtemps été chargé de la pastorale du monde scolaire et universitaire à Bologne.

Cet article est paru en italien dans l’ Osservatore Romano du 16-17 janvier 2006. Il a été publié en français par la revue Communio (n° XXXI, 3 de mai-juin 2006, pp. 111-118), qui nous a autorisé à reproduire cette traduction ici, ce pourquoi nous la remercions.