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Comment Jésus est devenu Dieu (1/2)

10 octobre 2010

Jésus-Christ est-il Dieu ? Ou bien les hommes ont-ils fait de lui un Dieu ? Voilà la question fondamentale que pose Frédéric Lenoir, dans son livre « Comment Jésus est devenu Dieu », publié cette année aux éditions Fayard.Frédéric Lenoir est directeur de la revue « Le Monde des religions » et auteur de nombreuses publications sur des sujets religieux.

 

 

Vouloir percer le mystère de l’identité du Christ est une aventure intellectuelle qui n’est pas nouvelle. Il y a eu d’innombrables tentatives dans l’histoire. L’originalité de celle-ci réside dans sa brièveté et sa simplicité : 325 pages, sans presque aucune note explicative. D’autres auteurs ont fait preuve de davantage de sens du détail et de l’érudition. A titre de comparaison : la traduction française de l’œuvre célèbre d’Aloys Grillmeier (« Le Christ dans la tradition chrétienne »), publiée aux éditions du Cerf, aborde le même sujet et le même contexte en 1.118 pages et des centaines de notes.

Lenoir a gagné le pari de réaliser une synthèse de l’histoire à la fois complexe, subtile et longue du dogme chrétien sur Jésus-Christ sous forme d’une étude complète, bien rédigée et captivante. En marge de l’histoire des idées, l’auteur ajoute ici et là des anecdotes, plus ou moins en lien direct avec le sujet du livre. Il fait aussi quelques digressions qui tendent à illustrer ses larges connaissances.

Le livre se compose d’un prologue, de trois parties et d’un épilogue. Les trois parties centrales, composées chacune de sept courts chapitres, traitent de : 1) Jésus vu par ses contemporains ; 2) les questions sur l’identité de Jésus pendant les 2 ème et 3 ème siècles ; 3) la période qui s’étend de Constantin au concile de Chalcédoine.

Un si vaste sujet suppose de profondes connaissances en exégèse, histoire, philosophie et théologie. Qui a l’ambition de traiter cette question s’attelle donc à une entreprise risquée, dont on sort difficilement indemne. Lenoir ne fait pas exception. Quelques exemples : à la page 227, il nous dit que c’est au concile de Nicée qu’est né le Magistère de l’Eglise. Il semble oublier que St Pierre l’avait inauguré dès le jour de la Pentecôte , qu’il y a eu un premier concile à Jérusalem en 49, et que des papes et de nombreux conciles provinciaux et régionaux se sont prononcés pendant trois siècles sur nombre de sujets. En parlant de ce même concile de Nicée, au passage, notre auteur prétend porter un coup à la pratique du célibat ecclésiastique : il rappelle que le concile n’imposa pas le célibat aux prêtres (ce qui est vrai), mais il omet de signaler que le même concile insista sur le maintien de la continence pour les clercs mariés, une exigence qui sous-tendra plus tard la règle généralisée du célibat. En outre, Lenoir nous parle du rôle central qu’aurait joué dans cette affaire l’évêque Paphnuce, sans savoir qu’il s’agit d’une fable : ce personnage n’a pas participé au concile, comme l’historiographie l’a démontré depuis longtemps.

Lenoir est aussi imprécis — et injuste — à l’égard du pape Libère. Il l’accuse d’avoir signé un document hérétique et un autre douteux pour obtenir son retour de l’exil. L’affaire est bien plus complexe. Les historiens modernes défendent l’intégrité et le courage du pape et nient la signature du document hérétique, même s’ils reconnaissent qu’il signa un document douteux sur la doctrine christologique, sans toutefois engager l’autorité pontificale.

Plus grave est, à mon avis, l’exposé de Lenoir sur la résurrection de Jésus (p. 306). Il ne s’agirait pas de la réanimation du cadavre, et ce ne serait donc pas une vraie résurrection. Ajoutons aussi que la Résurrection du Christ ne fut pas un rétour à la vie terrestre. Dans son corps réssuscité, Il passe à une autre vie au-delà du temps et de l’espace.

A côté de ces erreurs et imprécisions, il faut relever un certain penchant à exagérer le rôle joué par les empereurs, une franche antipathie à l’égard des personnes qui ont défendu l’orthodoxie (Cyrille d’Alexandrie est particulièrement visé) et certaines affirmations graves, comme dire que l’Eglise s’est en grande partie détournée des principes de l’Evangile (pp. 15-16). En somme, on ne peut se départir de l’impression que l’analyse de Lenoir est biaisée par un parti-pris négatif à l’égard de l’Eglise et de sa doctrine.

On ressent le même malaise à la lecture de la thèse centrale du livre, à savoir que jamais Jésus de Nazareth ne se serait considéré lui-même Dieu, et jamais les apôtres ni la première génération des chrétiens n’auraient cru en la divinité de Jésus. Ils ont pensé que le Christ était un prophète, le Messie, le Fils de Dieu dans un sens large, mais pas du tout Dieu.

La foi dans la divinité de Jésus commence, d’après notre auteur, avec l’évangile de St Jean, publié au début du 2 ème siècle. Cet argument a valeur de fondement, sur lequel repose tout le reste du raisonnement. A défaut de l’étayer, tout le reste s’écroule. Il nous revient donc d’étudier ce point attentivement.

Pour étudier le problème de la divinité du Christ, il faut examiner deux questions : 1) les témoignages historiques et 2) la validité qu’on peut leur accorder.

Concernant la première question, Lenoir minimise les arguments habituellement avancés par les défenseurs de la divinité du Christ. Par exemple, le titre de Seigneur ( Kyrios ), attribué au Christ tout au long du Nouveau Testament, est celui qu’emploie la traduction grecque de l’Ancien Testament pour faire référence à Dieu. Les milieux juifs de l’époque de Jésus et de l’Eglise primitive font de même. Lenoir le reconnaît mais se livre ensuite à un tour de passe-passe. Selon lui, dans les milieux païens, ce titre de Seigneur était galvaudé et s’appliquait aussi à des personnes qui occupaient un certain rang dans l’échelle sociale. Comme St Paul était apôtre dans ces cercles païens, toujours selon Lenoir, il pouvait employer ce titre sans autre connotation que celle qui était propre à ces milieux. Cependant il semble oublier que, dans chaque ville, St Paul s’adresse en premier lieu aux Juifs. En outre, Marc, Luc et Matthieu — ce dernier étant un Juif qui écrit pour les Juifs —, utilisent le titre de Seigneur. Par ailleurs, Matthieu, à la suite de l’épisode de la marche de Jésus sur les eaux, raconte que les apôtres « se prosternèrent devant lui en disant : vraiment, tu es Fils de Dieu » ( Mt 14, 33). A supposer que d’autres passages soient équivoques, ici il n’y a aucun doute : l’expression « Fils de Dieu » est à prendre au sens strict, puisqu’elle est utilisée dans le cadre d’un acte d’adoration, que les Juifs réservaient à Dieu seul.

Lenoir adopte une attitude semblable devant deux textes de St Paul qui semblent assez explicites à l’heure de confesser la divinité du Christ : « en Lui [Jésus] habite corporellement toute la Plénitude de la Divinité  » ( Col 2, 9). Et « Lui qui était de condition divine (…) s’est dépouillé, prenant la forme d’esclave » (cf. Ph 2, 6-11). La critique moderne dit que ce deuxième texte provient d’un hymne que les chrétiens chantaient. L’épître aux Philippiens est datée, au plus tard, de l’année 60. L’existence de l’hymne montre qu’au moins dès les années 50, l’Eglise croyait en la divinité de Jésus de Nazareth. Lenoir cite de façon correcte ces deux textes, mais il les réduit à des exemples qui montrent, dit-il, que « les premiers chrétiens hésitent à donner le nom divin à Jésus » (p. 87). Honnêtement, on ne voit pas très bien où apparaît l’hésitation. On y voit plutôt deux manifestations claires d’une foi en la divinité du Christ qui doit encore mûrir dans sa formulation.

A ces considérations, on pourrait ajouter beaucoup d’autres raisons et indices, présents tout au long des textes du Nouveau Testament, même des plus anciens, en faveur de la conscience que Jésus avait d’être Dieu (il se considère plus grand que le Temple, plus grand que Moïse, à la hauteur de Celui qui donne la Loi au Sinaï, etc.), et de la foi des apôtres dans la divinité de leur Maître, surtout à partir de sa résurrection. On peut trouver un bon nombre de ces raisons dans des œuvres d’exégètes comme Rudolf Pesch et Rufolf Schnackenburg, parmi beaucoup d’autres. Ou dans des œuvres théologiques de haute divulgation comme « Jésus de Nazareth » de Benoît XVI (très précis, de façon particulière sur ce point), ou « Les raisons de croire », d’André-Joseph Léonard. Ou encore dans une œuvre peut-être plus acceptable pour Lenoir : « Pédagogie du Christ » de Bernard Sesboüé.

Sur la question de savoir quelle validité nous pouvons accorder aux témoignages transmis par le Nouveau Testament, Lenoir est fort discret. A peine un paragraphe à la page 25 et quelques allusions éparses. Et pour cause : une fois qu’il pense avoir démontré que Jésus ne prétend pas être Dieu et que les apôtres et les premiers chrétiens n’affirment pas non plus sa divinité, il n’a plus besoin de critiquer la fiabilité de ces témoignages, puisqu’ils concordent avec ses idées (sur ce sujet, en plus des œuvres mentionnées plus haut, le livre de Vittorio Messori « Hypothèses sur Jésus » peut être très utile).

Si le substrat de la foi (dogme de la Trinité et divinité du Christ) n’a été défini qu’à la fin du 4 ème siècle, cela veut-il dire que les apôtres n’ont pas eu de foi authentique et complète ? Voilà une question que Lenoir se pose dans l’épilogue de son livre (p. 304). Ce faisant, il prétend mettre en relief l’absurdité de la position catholique. En réalité, ce qu’il révèle ainsi, c’est son incompréhension de l’idée du développement dogmatique, constant dans la vie de l’Eglise, magnifiquement décrit déjà par St Vincent de Lérins au 5 ème siècle et magistralement rappelé au 19 ème siècle par le bienheureux John Henry Newman.

De façon synthétique, voici comment on pourrait décrire les grandes étapes du développement de la foi en la divinité de Jésus : les apôtres, avec leurs limitations, prennent progressivement conscience de la prétention de Jésus à la divinité. La Résurrection les confirme définitivement dans cette foi. Ce n’est que par la suite qu’ils chercheront à expliquer comment l’humanité et la divinité peuvent co-exister en Jésus-Christ. Cette recherche s’étalera sur plus de 400 ans de polémiques, d’erreurs et de tâtonnements, pour aboutir à la définition de Chalcédoine. Un constat s’impose : la foi est présente dès l’origine, tandis que la formulation dogmatique a mûri pendant des siècles.

Une dernière question : si Frédéric Lenoir, et, avant lui, tant d’exégètes, de théologiens, d’historiens et d’autres spécialistes n’ont pas cru en la divinité du Christ, ne faudrait-il pas conclure que les arguments fournis par le Nouveau Testament — même dans les textes les plus anciens — ne sont pas concluants ? Peut-être. Mais si les vérités de notre foi s’imposaient rationnellement, la foi serait éliminée au profit de l’évidence. Nous n’aurions ni la dignité d’êtres libres face à la foi, ni le mérite de croire. L’Eglise a toujours défendu la liberté de notre foi, que Pascal exprimait ainsi : « il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire » ( Pensées , éd. J. Chevalier, 483). Et il ajoutait, en rappelant le titre de « Deus absconditus » (« Dieu caché ») que le prophète Isaïe donne à Dieu : « que Dieu a établi des marques sensibles dans l’Eglise pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement, et qu’il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu’il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur » ( ibidem , 335).

En conclusion, il y a des arguments amplement suffisants pour que notre foi dans la divinité du Christ soit une foi raisonnable et non une foi aveugle, un choix purement sentimental. Dieu est Amour, bien sûr. Et à l’Amour on peut arriver avec les « raisons du cœur ». Mais Il est aussi Vérité. Et à la vérité on doit accéder par la voie de la raison.

Emmanuel Cabello est prêtre, Docteur en Sciences de l’Education et en Théologie .