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Le labyrinthe du « malaise masculin »

6 juin 2023

Pour une partie de l’opinion publique, l’idée qu’être un homme représente un privilège social est considérée comme tellement évidente qu’elle ne mérite pas d’être discutée. Le mouvement woke, en particulier, en a fait l’une de ses thèses fondatrices. Cependant, de plus en plus de voix s’élèvent pour la mettre en doute, aussi dans le camp de la gauche. Et si c’était exactement le contraire, c’est-à-dire que les hommes sont désormais le sexe défavorisé, au moins dans certains domaines ?

Certaines données semblent le démontrer : les garçons échouent beaucoup plus à l’école que les filles, ils vont moins souvent à l’université et sont moins souvent diplômés, ils sont plus nombreux à quitter le marché du travail, ils consomment plus de drogues, ils se suicident plus souvent, ils ont un taux de criminalité plus élevé et moins d’amis, ils perdent plus de temps sur les écrans, ils sont de plus en plus mis à l’écart de l’éducation des enfants.

Dans ce contexte, il est bon que des voix s’élèvent dans l’opinion publique pour souligner la gravité du problème et proposer des solutions à partir d’une image non pathologisée de la masculinité.

Un livre courageux

Fin 2022, Richard Reeves — chercheur britannique à la Brookings Institution, le think tank de référence de la gauche modérée aux États-Unis — a publié Of Boys and Men. Why the Modern Male Is Struggling, Why It Matters, and What to Do about It (A propos de garçons et d’hommes. Pourquoi le mâle moderne est en crise. Pourquoi c’est important. Et que faire ?). Sa thèse s’oppose frontalement au postulat woke sur la masculinité. Selon Reeves, être un homme aujourd’hui, de fait, s’est converti en un désavantage dans de nombreux domaines : l’éducation, l’emploi, la santé, le bien-être psychologique, les relations familiales, etc.

Reeves n’est certainement pas le premier auteur à se pencher sur cette question. Depuis le début du siècle, plusieurs ouvrages ont été publiés sur la crise de la masculinité, mais presque toujours axés sur les enfants et les jeunes. C’est le cas de The War Against Boys (2001) de Christina Hoff Sommers, Boys Adrift (2016) de Leonard Sax, ou encore The Boy Crisis (2018) de Warren Farrell et John Gray.

Cependant, le livre de Reeves a eu plus d’impact. Entre autres, parce qu’il est écrit par quelqu’un qui a une réputation de progressiste — bien qu’il se décrive lui-même comme un « objecteur de conscience dans la guerre culturelle » —, qui utilise une approche et un vocabulaire très aimés par la gauche actuelle, et qui, pourtant, défend certains points de vues considérés comme « conservateurs », tels que l’importance du biologique dans la configuration du masculin et du féminin, les dommages causés par la monoparentalité ou la convenance d’une discrimination positive en faveur des hommes dans certains secteurs de l’emploi.

Différents dès le berceau

Le livre affirme sans ambiguïté — et en claire opposition avec l’idéologie du genre — que les hommes et les femmes sont différents par nature.

Cependant, Reeves ne tombe pas non plus dans le déterminisme biologique. Il estime simplement, comme le montrent la science et le bon sens, que le féminin et le masculin sont le résultat d’un mélange de facteurs biologiques et culturels. Toutefois, l’auteur britannique prétend que, si les premiers pèsent davantage sur l’identité de la femme (notamment en raison de la « constitution maternelle » de son corps), le « script » qui dirige le développement du masculin est davantage culturel : le garçon doit terminer l’apprentissage de sa masculinité dans la société, en créant des liens avec d’autres personnes. Traditionnellement, la famille, le travail et la communauté religieuse fournissaient ces liens, et avec eux un sentiment d’appartenance et d’utilité publique. Le problème est que beaucoup d’hommes sont « en retrait » dans ces trois domaines.

L’école, source de malaise masculin

Une partie importante du problème est liée à ce qui se passe dans les salles de cours. Les garçons prennent du retard avant même de commencer. Aux États-Unis, le pourcentage de filles qui, à l’âge de cinq ans, ont atteint le niveau « d’aptitude scolaire » (school readiness), une mesure des compétences cognitives et non cognitives minimales nécessaires pour réussir à l’école, est nettement plus élevé que celui des garçons. En particulier, elles sont beaucoup plus performantes en matière de compétences verbales. En revanche, les garçons sont beaucoup plus souvent diagnostiqués de déficit d’attention, de dyslexie ou d’hyperactivité. On sait également que le développement des fonctions exécutives (celles qui servent à organiser, guider et réviser les tâches, et qui sont si importantes à l’école) se produit plus tôt chez les filles que chez les garçons.

Cela peut expliquer en partie les moindres performances scolaires des garçons. Toutefois, certains facteurs structurels aggravent le problème. Par exemple, le faible nombre d’enseignants masculins pouvant servir de modèles aux garçons (Reeves propose d’en recruter davantage, y compris en recourant à la discrimination positive si nécessaire), l’absence quasi-totale de programmes visant à renforcer les faiblesses des garçons — comparée, par exemple, à la profusion d’initiatives visant à encourager l’intérêt et l’expertise des filles dans les disciplines STIM [Science, Technologie, Ingénierie et Mathématiques ; NDT] —, ou encore l’effet négatif, surtout pour les garçons, du début des cours très tôt le matin.

D’autre part, l’inertie au sein de la classe n’aide pas non plus. Plusieurs rapports soulignent que l’avantage des filles dans les tests standardisés est beaucoup plus faible que celui dont elles bénéficient dans les notes scolaires, ce qui peut indiquer que la manière d’évaluer à l’école présente un « biais féminin », peut-être en donnant du poids précisément aux attitudes liées aux fonctions exécutives : remettre les devoirs à temps, être ordonnée lors des examens, ou intervenir avec clarté et sens de l’opportunité en classe.

Quelle qu’en soit la raison, le résultat est que, dans la quasi-totalité des pays où les données sont disponibles, les garçons échouent, redoublent et abandonnent davantage, et sont beaucoup plus hostiles à l’environnement scolaire. Logiquement, le pourcentage de ceux qui vont à l’université et de ceux qui obtiennent un diplôme est de plus en plus faible par rapport à celui des filles.

Hors du marché du travail

Le moins bon profil scolaire des garçons a des conséquences prévisibles sur le marché du travail.

En moyenne, depuis les années 1970, les salaires des femmes ont augmenté plus rapidement que ceux des hommes, en raison des salaires moins élevés dans les emplois peu qualifiés, où les hommes sont majoritaires.

D’autre part, il est également bien connu que les hommes ont été les principales victimes de la désindustrialisation des économies (au profit du secteur des services) et de l’automatisation d’un grand nombre d’emplois. Ensemble, ces deux processus ont exclu du marché beaucoup plus d’hommes que de femmes. Reeves propose, dans ce sens, d’encourager le recrutement d’hommes dans d’autres secteurs en plein essor qui sont actuellement très féminisés, tels que la santé et l’administration.

Aux menaces structurelles semble s’ajouter une menace psychologique, une sorte de « défaitisme de l’emploi » : un nombre important d’hommes — souvent jeunes — renoncent non seulement à travailler, mais même à chercher du travail, et se résignent à l’inactivité. Le déclin de la population active américaine au cours des dernières années est largement dû à ce groupe.

Que font ces personnes pendant la journée ? S’appuyant sur des études du gouvernement américain, Nicholas Eberstadt — économiste américain, membre du think tank libéral American Enterprise Institute et du Forum économique mondial — souligne dans Men Without Work (2022) que bon nombre d’entre eux sont tombés dans un mode de vie passif. Aux Etats-Unis, sur les quatre heures d’augmentation du temps libre des jeunes chômeurs, trois ont été consacrées aux jeux vidéo. C’est chez ce type de personnes que s’est répandue la consommation d’opioïdes, ce qui aggrave le problème. Ce sont des adultes « infantilisés », dit Eberstadt, piégés dans un labyrinthe dont la sortie leur semble chaque fois plus lointaine.

En dehors de la famille

Le manque d’études et de travail réduit également les perspectives de mariage. De fait, si le taux de mariage a globalement baissé, il a surtout diminué chez les hommes n’ayant pas fait d’études supérieures.

Par ailleurs, lorsqu’un couple avec enfants se sépare, seuls 30 % des parents continuent à les voir au moins une fois par mois.

Toutes ces données vont dans le même sens : de plus en plus d’hommes sont exclus — souvent auto-exclus — de la vie familiale et professionnelle. Pourtant, selon diverses enquêtes, hommes et femmes considèrent encore que « travailler dur et pouvoir subvenir aux besoins d’une famille » fait partie de l’idéal masculin. Ainsi, chez ces hommes, le sentiment d’échec dans la vie est fort. Selon diverses études, les hommes sont plus dépendants émotionnellement du mariage, et les hommes sont plus susceptibles que les femmes de souffrir de répercussions sur la santé physique après un divorce.

Mais au-delà des conséquences pour les hommes eux-mêmes, la disparition de tant de pères est aussi un fardeau pour les enfants. Différentes recherches montrent que les élèves éduqués dans des foyers monoparentaux obtiennent de moins bons résultats scolaires que leurs camarades (même quand la comparaison est limitée à d’autres élèves du même niveau socio-économique) et qu’ils ont moins de chances de gravir l’échelle sociale à l’âge adulte. Ces deux effets sont d’ailleurs plus prononcés chez les fils.

Cela corrobore la théorie, avancée par Reeves dans son livre mais étudiée par d’autres chercheurs, selon laquelle les garçons sont plus sensibles que les filles aux dysfonctionnements de leur environnement : absence du père, instabilité conjugale, pauvreté, forte criminalité dans le quartier, etc. Les garçons sont des « orchidées » (ils nécessitent des soins plus délicats) et les filles des « pissenlits ». Il semble donc que le « sexe faible » soit plutôt l’homme, du moins à l’heure actuelle.

Il est vrai que tous ces « malheurs masculins » touchent principalement les hommes des classes inférieures et moyennes inférieures. Pour ceux issus de familles aisées, l’argent, la stabilité familiale et les relations sociales offrent davantage de possibilités d’échapper au labyrinthe du mécontentement et de la frustration.

L’homme, victime de la « guerre culturelle »

Dans son livre, Reeves consacre plusieurs chapitres à se demander pourquoi, si le phénomène de la crise masculine est si évident et grave, il n’y a pas de sentiment d’urgence dans le débat public. Selon lui, c’est la « guerre culturelle » entre la gauche et la droite qui est en cause. Selon l’auteur britannique, les deux se trompent dans leur diagnostic du problème, mais pour des raisons différentes.

À gauche, le mantra de la « masculinité toxique » empêche souvent de reconnaître les obstacles propres aux hommes et certaines de leurs causes structurelles, telles que l’instabilité conjugale ou l’évolution du paradigme de l’emploi. Cela conduit de nombreux hommes à penser que le progressisme ne s’intéresse pas à leurs problèmes.

Selon Reeves, ce sentiment d’aliénation est exploité par une droite populiste qui s’est développée dans différents pays au cours de la dernière décennie et à laquelle l’auteur reproche de « fomenter ce mécontentement masculin », de présenter une « mystique de la virilité » peu nuancée (dans laquelle la grossièreté ou le manque d’émotivité sont des marques de masculinité) et d’oublier les discriminations à l’égard des femmes.

La vérité est qu’au-delà des États-Unis et de l’effet Trump, dans des pays comme la Corée du Sud, l’Allemagne ou la Suède, il y a une vague importante de votes de jeunes hommes vers ce type de parti.

La « guerre culturelle » entre les deux camps provoque une dynamique de polarisation qui exacerbe les défauts de chacun : plus la gauche insiste sur la « masculinité toxique », plus la droite se ferme à la reconnaissance de la part de masculinité qui est socialement construite.

En fin de compte, cela finit par nuire aux hommes en premier lieu, et au reste de la société, qui a besoin de la contribution spécifique d’une masculinité positive et « prosociale », comme l’appelle Reeves.

Préparer les hommes à être des pères

Dans une interview accordée à Public Discourse à l’occasion de la publication de son livre, Reeves a souligné la nécessité pour les hommes de s’impliquer davantage dans la prise en charge des enfants, à travers une « paternité directe ». Par cette expression, l’auteur se réfère au fait que, même si le mariage est rompu et que c’est la femme qui a la garde des enfants, l’homme doit quand même passer du temps avec eux, car l’apport masculin est nécessaire à leur éducation. Dans ces cas, propose Reeves, il devrait être permis — et même encouragé — que la pension à verser à la mère puisse être convertie en heures de prise en charge des enfants.

Interrogé par le journaliste sur le fait de savoir si, au lieu de mettre l’accent sur la « paternité directe », il ne faudrait pas plutôt encourager la fidélité conjugale, qui semble offrir le meilleur contexte éducatif pour les enfants, Reeves a répondu : « Si je peux faire en sorte que davantage de pères s’impliquent plus activement dans la vie de leurs enfants, il y aura peut-être plus de mariages. Mais même si ce n’est pas le cas, je pense que la paternité en soi est une bonne chose pour les hommes ».

En tout état de cause, concluait Reeves, la société a besoin que les hommes retrouvent le sens sacrificiel et communautaire de leur vie (se donner aux autres et sentir que les autres ont besoin d’eux), ce qui, par le passé, était un trait typiquement masculin. Avoir des enfants est le moyen le plus direct d’y parvenir. Mais, contrairement aux femmes, pour qui la biologie constitue comme un appel à la maternité, les hommes ont besoin d’un environnement social et culturel qui les stimule et les prépare à être pères. « La question est donc de savoir autour de quoi nous allons construire ce scénario, ce sentiment d’être nécessaire, de donner, d’être centré sur l’autre. Ma réponse est la paternité. D’autres formes de don sont possibles, pourrait-on ajouter, mais l’orientation doit être la même : « Créer de l’humanité, se préoccuper des autres, se sacrifier pour les autres, donner pour les autres ».

Fernando Rodríguez-Borlado est rédacteur d’Aceprensa. Source : https://www.aceprensa.com/sociedad/el-laberinto-del-malestar-masculino/. Ce texte a été traduit de l’espagnol par Stéphane Seminckx.