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L’hiver démographique et le synode

23 octobre 2015

 

Dès la première semaine du Synode sur la famille, on a pu entendre de nombreux pères synodaux regretter le caractère eurocentré de l’Instrumentum Laboris, le document de travail de base du synode.

 

[…] Selon une majorité des évêques africains et asiatiques, mais aussi pour une bonne partie des évêques d’Amérique du Nord et du Sud, la proposition du cardinal allemand Walter Kasper, qui envisage d’autoriser les conférences nationales des évêques à prendre pour les divorcés remariés civilement des dispositions pastorales particulières, aurait ainsi occupé une trop large part des débats au détriment de l’expérience et des préoccupations des églises du reste du monde.

Derrière cette plainte, on peut entendre une question profonde. Les préoccupations des pays d’Europe du Nord ont bien évidemment la pleine légitimité d’être exprimées au cours du synode, mais est-il normal d’en faire une priorité alors que ces pays, malgré leur noble passé catholique, sont devenus aujourd’hui les endroits les plus religieusement desséchés de la planète ?

Il me semble que pour traiter cette problématique dans le cadre d’un synode consacré aux questions du mariage et de la famille, il est utile d’avoir à l’esprit, au-delà des statistiques de fréquentation des églises, la situation démographique européenne, que les démographes ont pris l’habitude de surnommer « l’hiver démographique ». Les chiffres sont en effet pour le moins interpellants.

On estime que le « niveau de remplacement » permettant à un pays de maintenir sa population au fil du temps nécessite un « taux de fécondité total » de 2,1 enfants par femme. Or, en 2013-2014, selon les chiffres de la Banque mondiale, et comme c’est le cas depuis de nombreuses années, pas un seul des pays européens n’atteignait ce chiffre. Certains pays, l’Allemagne et l’Italie pour ne citer qu’eux, enregistrent un taux de natalité si bas qu’ils se placent dans le dernier quart du classement de la fertilité dans le monde. […] D’autres évitent de justesse le quart inférieur mais demeurent cependant en dessous du niveau de remplacement. Parmi ceux-ci, on trouve, par ordre décroissant, la France, l’Irlande, le Royaume-Uni, la Suède, les Pays-Bas, la Belgique et la Finlande.

Bien entendu, l’avenir démographique d’une population ne peut pas être automatiquement extrapolé à partir de la situation présente. Les choses peuvent changer, culturellement et autrement, et les taux de fécondité évoluer en conséquence. Mais ce que ces statistiques nous disent de la situation d’aujourd’hui est sans équivoque : l’Europe échoue systématiquement et délibérément à se reproduire. Les conséquences de cette situation constituent déjà aujourd’hui des problèmes préoccupants. Si la tendance actuelle se poursuit, elle pourrait plonger l’Europe, à la moitié du XXIe siècle, dans une véritable crise économique, politique et sociale.

Comme je l’écrivais il y a dix ans dans mon ouvrage sur l’Europe, « Le Cube et la Cathédrale », cet hiver euro-démographique est sans précédent historique. Certes, l’Europe a connu par le passé des vagues importantes de dépeuplement. Mais elles étaient toutes dues à des catastrophes naturelles, des épidémies (par exemple la peste noire) ou des guerres. Or, aucune de ces conditions n’est vécue en Europe depuis des décennies. Au contraire, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe ne cesse de devenir plus saine, plus riche et plus pacifiée. Comment expliquer alors l’hiver euro-démographique d’aujourd’hui ? […]

Accès aisé à la contraception

L’accès aisé aux moyens de contraception constitue très certainement un facteur d’ordre technologique. On peut aussi relever les changements de la structure de la vie économique, qui nécessite désormais souvent deux revenus pour les familles. Enfin, dans l’ordre sociologique, les rôles et les attentes entre les sexes se sont profondément modifiés en Europe au cours des 30 dernières années. Pourtant, le simple empilement de toutes ces données empiriques ne parvient pas à expliquer complètement ce niveau de fécondité extraordinairement bas. Pour y parvenir, il faut s’aventurer dans le domaine de l’esprit humain.

Lorsque tout un continent, je le répète, plus sain, plus riche et plus sûr que jamais, cesse de construire son futur dans le sens le plus élémentaire en refusant d’avoir des enfants, c’est le signe que quelque chose ne tourne pas rond, quelque chose de l’ordre d’un assèchement de l’âme. Au-delà des pressions économiques, idéologiques et culturelles, ce qui pousse à la stérilité volontaire, c’est un manque de générosité envers l’avenir. Nous sommes donc face à une crise spirituelle, une crise de l’esprit humain.

Cette crise, les églises de l’Europe occidentale depuis une période plus longue, et les églises locales des nouvelles démocraties depuis 1989, doivent accepter d’en porter une part de responsabilité. Et le synode actuel devrait susciter un examen euro-catholique de conscience afin de répondre à cette question : pourquoi l’Eglise d’Europe n’est-elle pas parvenue à inspirer et à inculquer une éthique de générosité envers l’avenir qui se traduit par le désir de procréation et d’éducation des enfants ?

Mais il faudrait également interroger les propositions émanant principalement des évêques d’Europe du Nord mises en avant lors du synode 2014 et réitérées à celui de 2015. Il n’est en effet pas difficile d’y discerner la volonté de réapprécier « Humanae Vitae », l’encyclique publiée en 1968 par le bienheureux pape Paul VI traitant des moyens moralement appropriés de régulation de la fécondité. […]

La mentalité contraceptive

Il faut se rappeler que dans son encyclique, Paul VI — qui n’a jamais prôné une éthique de la procréation à tout prix — était profondément préoccupé par la « mentalité contraceptive » qui s’ensuit de la fracture entre les dimensions d’union et de procréation du mariage. Deux dimensions dont la complémentarité a toujours été affirmée par l’Eglise et qui étaient menacées, selon le Pape, par les moyens artificiels de contraception.

Taxé de développer un pessimisme digne de « Hamlet », il fut à l’époque largement ridiculisé. Aujourd’hui, il serait dépeint comme un évêque combattant et sans doute cloué au pilori pour cela. Pourtant, le pape Paul VI apparaît de plus en plus comme un prophète qui a examiné les signes de son temps et a vu, clairement, les futurs dangers qui s’y profilaient. […]

En termes d’intuition prophétique, l’encyclique « Humanae Vitae » s’avère, pour ceux qui l’ont lue, spectaculairement exacte dans sa description des effets de la « mentalité contraceptive » sur l’avenir humain. Le pape François l’a reconnu très facilement. Et il faut faire montre de candeur historique, d’aveuglement volontaire ou d’un orgueil intellectuel borné pour le nier, surtout lorsqu’on regarde l’Europe.

Donc, s’il doit y avoir une dimension européenne aux discussions du synode 2015, elle pourrait peut-être se concentrer sur l’hiver démographique volontaire que traverse ce continent, sur le rôle complexe de l’Eglise dans cette situation et sur les stratégies pastorales les plus à même de faire renaître ce qui fut autrefois le centre de monde comme le centre de l’Eglise, l’Europe, à une vision plus généreuse de l’avenir.

George Weigel est théologien, titulaire de la chaire des Etudes catholiques à l’EPPC (Ethics and Public Policy Center – Washington), auteur et consultant. Cet article a été publié le 9 octobre 2015, sous le titre « Eurocentricity, Demographic Winter, and the Synod » sur le site américain First Things et repris par « La Libre Belgique » du 22-10-15. La traduction française a été assurée par Laurent Verpoorten.