Avec le film Amour, Michael Haneke a gagné la Palme d’Or du Festival de Cannes 2012. En 2013, il aussi remporté l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. Sans militer explicitement pour l’euthanasie, le film donne cependant une triste vision de l’homme, présenté comme un être incapable d’aimer vraiment quand il se dévoue à un malade en fin de vie.
Amour raconte l’histoire de Georges et Anne, un couple d’octogénaires. Ils s’entendent bien et partagent une passion pour la musique. A la suite d’une attaque cérébrale, Anne est paralysée d’un côté. Elle fait promettre à Georges de ne plus jamais devoir aller à l’hôpital. Le reste du film voit défiler des scènes interminables, confinées dans l’appartement du couple, montrant le dévouement exemplaire de Georges pour sa femme. On ne peut qu’admirer ce mari si attentionné. Anne supporte mal de voir sa situation se dégrader. Même si elle ne le demande pas de manière réfléchie et solennelle, elle dit vouloir mourir.
Petit à petit elle devient aussi démente, ce qui met la patience de Georges encore plus à l’épreuve. Apparemment il reste le mari dévoué, résolu à la soigner jusqu’à la fin. Or, à un moment donné, alors qu’il vient de réussir à la calmer dans un de ses accès de démence, en lui racontant gentiment une histoire, il prend un oreiller et l’étouffe. Il la tue, tout simplement, avec le plus grand naturel. Il ne semble pas y avoir la moindre rupture de continuité entre son inlassable sollicitude et sa décision soudaine de tuer, pour en terminer avec la souffrance. Ce qui surprend, c’est que rien ne change ensuite dans l’ambiance du film : on continue à baigner dans la banalité des événements quotidiens, comme si rien ne s’était passé.
Tout se termine avec deux scènes qui donnent matière à réflexion. D’abord, Georges capture à l’aide d’une serviette un paisible pigeon voyageur, qui est entré par une fenêtre de leur appartement et picore sur le parquet du hall d’entrée. Par là, le réalisateur veut sans doute illustrer que l’amour de Georges est trop possessif ; Anne était comme captivée par le dévouement de son mari qui la condamnait ainsi à vivre. Dans la scène finale, Georges est comme dans un rêve, dans lequel Anne termine de faire la cuisine et, ensuite, l’invite à sortir. Le film finit au moment où ils sortent de l’appartement. Ici Haneke veut peut-être suggérer que la mort a libéré l’un et l’autre, Anne de sa souffrance, et Georges du poids de son dévouement obsessif.
Michael Haneke décrit la situation de personnes apparemment bonnes, qui continuent de bien s’entendre après beaucoup d’années de mariage. Il traite de manière à la fois délicate et saisissante les thèmes de la fragilité, de la vieillesse et de la souffrance. Il montre — s’il en était besoin — que le poids des jours à côté d’un malade, atteint d’une maladie dégradante, peut être très pénible, et même finir par un acte extrême, comme l’homicide. Il faut dire que Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva sont superbes dans leur rôle de mari et femme. Jusqu’ici la critique bienveillante.
Pour le reste, le film donne une vision extrêmement négative et déprimante de la nature humaine. « Haneke ne juge pas », lit-on dans certaines critiques. S’il est vrai qu’il ne juge pas l’homicide — qui aurait pu n’être qu’un acte de désespoir —. il y a un jugement bien pire, que le réalisateur laisse décanter lentement tout au long du film dans la conscience du spectateur. Celui-ci se demande : pourquoi l’homicide se déroule dans une ambiance d’indifférence et de banalité ? Pourquoi montrer un Georges sans émotions, ni tristesse après la mort de sa femme ? Qu’il n’aie pas de remords, on pourrait encore l’attribuer à une sorte de volonté compulsive pour « abréger » la souffrance de l’être aimé. Mais qu’il ne montre pas le moindre sentiment de tristesse, cela le transforme en un personnage froid, sans amour… Un personnage dont le dévouement constant nous apparaît maintenant comme une attitude purement volontariste.
Haneke fait bel et bien un jugement : le dévouement de Georges n’avait pas de sens ! Dans le film One million dollar baby, Clint Eastwood posait au spectateur la question suivante : la vie d’une personne complètement paralysée et qui ne veut plus vivre a-t-elle encore un sens ? Il suggère une réponse négative, mais de manière hésitante. Haneke va nettement plus loin : dans Amour, ce n’est pas uniquement la déchéance qui n’a pas de sens, mais aussi l’amour, comme ultime et unique réponse à la souffrance. Il insinue : attention, face à la souffrance, le dévouement caritatif peut être une condamnation à vivre qui est pire qu’une condamnation à mort.
On pourrait alléguer que Haneke ne fait pas plus que montrer deux personnages qui ne sont pas capables de trouver un sens à leur peine, sans proclamer l’absurdité de leur comportement. Mais la manière subliminale de faire passer le message est telle qu’une prise de position plus explicite aurait été moins percutante. En maître de son art, Haneke ne peut que le savoir.
On veut nous faire croire qu’on ne peut considérer Amourcomme un film pro-euthanasie. Mais le fait est que ce film met en garde contre « l’acharnement caritatif ». L’expression est du Professeur Wim Distelmans, promoteur de l’euthanasie en Belgique (cf. De Standaard, 18 octobre 2011). « Haneke ne juge pas », mais il discrédite le dévouement d’une personne à l’égard d’un patient en fin de vie, au point qu’on peut se demander : « Y a-t-il un dévouement inspiré par autre chose qu’un impératif catégorique irrésistible ? » Ou encore : « Y a-t-il un amour qui ne se recherche pas lui-même ? »
Nous répondons : « Oui, il existe un dévouement désintéressé ; oui, il y a un amour gratuit, qui se donne sans calcul ! Il n’est pas facile de le vivre, mais on peut apprendre, avec l’aide de Dieu ». Il y a certes beaucoup à apprendre de Georges. Mais nous n’apprendrons pas de lui l’essentiel, à savoir ce qu’est l’amour. C’est bien cela qu’on peut reprocher à Haneke. L’« amour » de Georges est trop volontariste, trop triste. Ce n’est pas un hasard qu’Anne lui reproche : « Tu étais trop sérieux ». Son « amour » manque d’humour ; son empathie manque de joie. Le Georges de Haneke ne montre ni cœur ni émotions, qui puissent donner envie de vivre. Montrer un autre Georges, un Georges joyeux qui aime vraiment, aurait sans doute donné un autre film avec une autre fin, mais, au moins, un film qui mérite son titre : « Amour » !
Jacques Leirens est prêtre, docteur en médecine et en philosophie.