L’autorité n’est pas à la mode. Cela ne veut pas dire que nous n’en avons pas besoin, mais qu’il n’est pas de bon ton de la revendiquer, sous peine de passer pour autoritaire. Ce que nous aimerions vraiment, c’est qu’on nous obéisse… sans avoir besoin de commander.
Le journaliste britannique John Langdon-Davis raconte dans son ouvrage Behind the Spanish Barricades que les anarchistes espagnols des années 1930 étaient favorables au remplacement de leur coercition tant décriée par la « persuasion forcée » ; ainsi, s’ils désavouaient la discipline, ils exigeaient « une meilleure organisation de l’indiscipline ».
« Maîtresse, est-ce qu’aujourd’hui aussi nous devons faire ce que nous voulons ? », demandait un jour une élève à une enseignante, résolue à imposer la non-directivité, au nom du respect au droit supposé de l’enfant d’être heureux en affirmant sa propre liberté.
Ceux qui critiquent à la fois la discipline de la contrainte et les routines imposées croient souvent qu’il existe une sorte de discipline authentique qui jaillit spontanément de l’âme de ceux qui réfléchissent de manière autonome sur eux-mêmes. Ils devraient regarder la réalité d’un peu plus près, car la contrainte peut exprimer une maîtrise de soi louable chez des personnes de tous âges, tandis que les routines (hygiène, alimentation, sommeil, etc.) contribuent à la stabilité psychologique et émotionnelle de l’enfant en lui procurant une expérience concrète de l’ordre contre le chaos.
L’amour est une médaille à deux faces. L’une est l’acceptation de l’être aimé pour ce qu’il est. L’autre est l’exigence pour qu’il soit à la hauteur de ce qu’il est. Chaque face de la médaille corrige les excès de l’autre. Je ne nie pas qu’il est parfois difficile de maintenir la médaille en équilibre sur sa tranche. Elle tombe parfois d’un côté, parfois de l’autre. Mais l’acceptation de l’autre sans exigence dégénère facilement en indulgence ; de même que l’exigence sans acceptation dégénère souvent en frustration. L’amour ne se contente pas de messages d’auto-assistance. C’est pourquoi nous admirons les parents qui aident leurs enfants à grandir armés face aux risques de l’existence.
J’ai décidé d’écrire sur ces questions après avoir reçu un cadeau d’une amie française. Il s’agit de son cahier d’école de l’année scolaire 1959-1960, quand elle avait onze ans. Sur la première page, je suis tombé sur le texte suivant, écrit avec une calligraphie magnifique : « L’école développe notre intelligence, forme notre conscience et notre caractère et fait de nous des hommes de bien ». Puis, en tournant les pages, je suis tombé sur des perles comme celles-ci :
– « Nous devons nous efforcer chaque jour d’être un peu meilleurs que la veille. Courage. »
– « Va où tu veux, tu y trouveras ta conscience. »
– « Le bien n’est pas toujours récompensé. Fais le bien pour le bien, pas pour la récompense. »
– « Tout dans la vie est question de devoirs. Y être fidèle : voilà l’honneur. Ne pas les respecter : voilà la honte. »
On peut penser qu’il s’agit là d’une rhétorique dépassée, typique d’une époque plus austère, mais les tests internationaux montrent que les meilleurs résultats scolaires sont obtenus par les enfants qui fréquentent ce que l’un de ces tests (PIRLS 2016) appelle des « Safe Schools », c’est-à-dire des écoles sans problèmes de discipline. De plus, les meilleurs lecteurs, quel que soit le pays considéré, vont dans des écoles où les enseignants mettent l’accent sur la réussite scolaire.
J’ai tendance à défendre l’importance de l’autorité familiale pour trois raisons essentielles :
1. L’enfant a besoin d’alliés solides pour lutter contre les monstres qui se cachent toujours sous le lit.
2. Ce qui forme l’enfant, c’est le fait de lever son regard vers les yeux de ses parents, pas le contraire.
3. L’enfant possède de façon naturelle beaucoup plus d’énergie que de bon sens pour la contrôler et, donc, s’il y a bien quelqu’un qui doit suppléer aux carences de l’enfant par son bon sens, c’est bien l’adulte.
Ces trois raisons me servent aussi pour défendre l’autorité dans l’école :
1. L’élève a besoin d’alliés forts pour combattre ses erreurs et ses insécurités.
2. L’élève a besoin d’une personne digne de son respect pour l’aider à voir de manière crédible ce qu’il peut devenir de meilleur.
3. L’enseignant a besoin d’énormes doses de bon sens pour compenser les lacunes non pas d’un enfant, mais des nombreux enfants de sa classe.
La personne éduquée est celle qui a les ressources pour — comme le disait une de nos mystiques, sœur María Jesús de Ágreda [religieuse espagnole du 17ème siècle, NDT] — s’élever au-dessus d’elle-même. Mais cet exercice est impossible si nous n’avons pas la lumière du regard d’un adulte qui nous aide à grandir en nous encourageant à confronter nos attentes raisonnables à la réalité.
Les époques où l’ancien résiste à mourir et le nouveau résiste à naître sont les périodes propices aux crises de l’autorité. Les figures d’autorité traditionnelles semblent avoir épuisé leur capacité à inspirer le respect et ne peuvent plus servir de guides, mais de nouvelles figures inspirantes n’ont pas encore émergé. Dans ces moments, le danger est de tomber dans un scepticisme généralisé. Nous nous trouvons peut-être dans l’une de ces situations, car le concept même d’adulte semble être entré en crise.
L’adulte était — jusqu’à une époque relativement récente — un être humain qui, par son expérience et son bon sens accumulés (dont le fait d’avoir vécu sa propre enfance), avait des réponses pour apaiser les inquiétudes de l’enfant. L’enfant reconnaissait spontanément dans l’adulte une capacité supérieure à la sienne de différencier le grand du petit, le bon du mauvais, le sûr du dangereux, le beau du laid, le convenable du honteux, etc. Ces adultes possédaient le secret de l’autorité qui, en somme, consiste à ne pas décevoir.
Pour l’enfant, l’adulte était la personne qu’il voulait impressionner. C’est pourquoi il réclamait souvent son attention : « Regarde ce que je sais faire ! » L’adulte était le sage dont l’approbation sincère était une confirmation de notre valeur.
Il me semble qu’aujourd’hui, nous, les adultes, avons perdu notre autorité aux yeux des enfants parce que nous nous sommes lassés d’être des adultes, c’est-à-dire d’insister à temps et contre-temps, et que nous préférons louer sans discernement tout ce que font les enfants, avec ou sans effort, ce qui est certainement moins désagréable. Le prix à payer pour la facilité, c’est que les enfants trouvent chez nous un regard qui, par routine, est complaisant. Nous essayons de leur offrir un univers capitonné, de ludothèque, sans arêtes, sans difficultés sur lesquelles ils peuvent trébucher et, donc, auxquelles ils ne peuvent plus se mesurer. Au lieu de nourrir de grandes expectatives pour nos enfants, nous en avons de toutes petites pour le monde.
Où les enfants élevés dans le relativisme et l’estime de soi peuvent-ils trouver des réponses aux questions importantes ?
La formation du caractère a été remplacée par une culture de l’émotivité, qui ne met pas en péril l’estime de soi de l’enfant et qui, au contraire, l’aide à se sentir bien dans sa peau. Pour ma part, l’incontinence émotionnelle croissante me fait aspirer à une certaine réserve et je considère que plus noble que l’empathie est le devoir d’aider ceux qui vous sont incompréhensibles, mais qui ont besoin d’une main secourable.
Le virage émotionnel pris par l’éducation est un virage orbital des adultes autour du moi fragile de l’enfant. C’est pourquoi j’ai de plus en plus de mal à convaincre ceux qui veulent bien m’écouter que la connaissance rigoureuse a la valeur d’une expérience morale. La compréhension d’un problème géométrique, par exemple, permet de découvrir une vérité éternelle, admirable, devant laquelle je ne suis pas celui qui mesure, mais celui qui est mesuré. À l’école, la raison commune est étouffée par les opinions, les compétences, les émotions, bref par le moi de l’enfant. Mais je continue à croire que la meilleure façon de soigner notre âme est de lui offrir des expériences de ce qu’est l’ordre, à commencer par des connaissances rigoureuses. Je continue également à croire que l’idée de hiérarchie est implicite dans le concept même de raison et que, pour cette raison, une pensée rigoureuse a plus de valeur qu’une opinion, même quand c’est la mienne.
Donoso Cortés [écrivain et homme politique espagnol du 19ème siècle, NDT] disait que « le secret de la croissance et de la décadence des sociétés réside dans l’usage qu’elles font des pronoms ». Dans la nôtre, le plus utilisé est « je », qui est, selon le même Donoso, le seul mot entendu en enfer.
Je termine par une anecdote racontée par David Brooks, chroniqueur au New York Times, dans son livre The Road to Character. Lorsque George Bush père était candidat à la présidence des États-Unis, il refusait de parler de lui-même en raison des valeurs qui lui avaient été inculquées dans son enfance. Si un rédacteur incluait le mot « je » dans ses discours, il le barrait automatiquement. Ses collaborateurs lui disaient : « Vous êtes candidat à la présidence, vous devez parler de vous-même », et ils l’ont forcé à le faire. Le lendemain, Bush a reçu un appel de sa mère. « George, tu parles encore de toi… », lui dit-elle. Et Bush rentra dans le rang : plus de « je » dans les discours.
Gregorio Luri est philosophe, pédagogue et essayiste. Source : https://www.aceprensa.com/firma-invitada/la-autoridad-en-tiempos-emotivos/. Ce texte a été traduit de l’espagnol par Stéphane Seminckx. Cet article a fait l’objet d’une petite modification le 24-10-23.