Romancière, philosophe, Éliette Abécassis s’inquiète dans « L’envie d’y croire », son dernier ouvrage, de l’impact de la technique sur nos vies, notre intelligence, notre avenir. Bosco d’Otreppe l’interroge dans La Libre Belgique du 11-5-19.
— Avec le numérique, tout a changé en 20 ans, écrivez-vous. Mais quel est le point le plus fondamental qui aurait été bouleversé ?
Je pense que c’est notre rapport au monde, et donc aux autres, qui est aujourd’hui médiatisé par la technique. Le portable et les écrans ont envahi aussi bien notre espace vital que psychique : nous ne pouvons plus nous en passer. Nous sommes devenus esclaves de la technique que nous avons inventée, mais qui a pris le contrôle des rapports humains, de nos relations et qui nous « chosifie ». Je ne suis pas conservatrice, la technique a aussi apporté des bienfaits — en matière médicale notamment —, mais elle a clairement changé notre rapport au monde et à l’homme.
— Au point que « le temps des mamans est révolu », écrivez-vous dans une formule-choc. Que voulez-vous dire ?
J’ai commencé à écrire ce livre il y a 3 ou 4 ans quand j’ai offert des portables à mes enfants et que, pour ma part, tout a changé. Avant, sur le chemin du retour de l’école on bavardait ensemble, on achetait un petit pain, on prenait un goûter à la maison et on se racontait notre journée. Depuis qu’ils ont leur portable, je me retrouve dans ma cuisine, seule. Eux sont la tête penchée sur leur écran, et quand on le leur reprend, ils sont fous de rage car en proie à une véritable addiction. Mes enfants ne sont donc plus vraiment mes enfants. On les a captés. Le temps des mamans est en effet révolu. C’est le temps que les enfants attendaient pourtant avec impatience… Aujourd’hui ils préfèrent, l’école terminée, se ruer sur leurs écrans.
— Quand vous dites que la technique nous a « chosifiés », qu’entendez-vous exactement ?
Je crois qu’avec notre rapport à la technique, nous avons perdu quelque chose de profondément humain. Nous devenons d’ailleurs nous-mêmes des objets, car nous devenons un produit dès que nous naviguons sur Google. Quand un service est gratuit, c’est que nous en sommes le produit. Tous les jours nous nous vendons, nous vendons nos données, notre temps et notre âme à la technique qui est en train de nous dévorer.
— Internet engendre la défaite de la pensée, écrivez-vous…
Sans cesse sollicités par notre smartphone, nous n’avons plus la capacité de nous concentrer pour développer une pensée originale et complexe. De plus, par les notifications, tous les soi-disant événements sont au même niveau. Nous recevons l’annonce du dernier tsunami meurtrier entre deux publicités. Plus rien ne peut avoir une valeur propre. Tout est là pour capter notre esprit et l’empêcher de penser, de réfléchir, de méditer et de s’ennuyer. On ne s’ennuie plus jamais, même plus dans les salles d’attente. Nous consultons sans arrêt notre smartphone. Oui, j’ai peur de l’abaissement du niveau général de culture et d’intelligence chez les gens.
— En quoi croire, vous interrogez-vous ? Pourquoi cette question serait-elle si urgente et si difficile aujourd’hui ?
On ne sait plus en quoi croire, et c’est ce qui nous plonge dans un profond désarroi et dans une perte de repères et de sens. On ne sait plus en quoi croire parce qu’on ne croit plus en Dieu, que la science nous permet bien des choses, mais ne nous éclaire pas sur le sens de la vie et que, plus grave, nous ne croyons plus en l’Homme depuis la Shoah. Par la suite, nous ne croyons plus en nous-mêmes ni en l’autre. Il y a la nécessité que les intellectuels, les philosophes, les psychologues et les psychanalystes s’emparent de cette question du sens.
— Est-ce parce que nous ne croyons plus en l’Homme que tout peut être marchandisé ? Au point qu’on « loue des utérus » et que l’on « marchande des enfants » à travers la gestation pour autrui (la GPA) ?
Oui. Suite à la perte des valeurs, nous ne savons plus où est le bien ou le mal. Lors de mon enquête sur la GPA, j’ai été étonnée de devoir expliquer à beaucoup pourquoi on ne peut pas vendre des bébés.
— Vous vous inquiétez pour la France, ce pays qui est capable de se demander s’il pourrait autoriser la GPA. En Belgique, il y a un vide juridique, ce qui la rend possible, et il n’y a aucun vrai débat politique autour de cette question. Que cela vous dit-il de notre pays ?
La Belgique, parmi d’autres, est en train de vivre une dérive qui témoigne d’un vrai désarroi moral. Ce désarroi devient vraiment inquiétant quand la loi et le droit se mettent [dans certains pays] au service du marché et du capitalisme, et établissent la possibilité de signer des contrats de vente d’êtres humains et de location d’utérus.
— Vous dites que le droit a changé de nature. Comment comprendre cela ?
Le droit traduit en lois le bien et le mal, ce que l’on peut faire ou non. Il se construit en fonction de valeurs. Nous constatons aujourd’hui que le droit est au service du marché qui le guide. On le voit avec la question écologique. La difficulté est que nous sommes influencés par la morale anglo-saxonne qui est une morale utilitariste. Et à partir d’une pensée utilitariste, tout est possible, sauf la morale justement.
— Comment redéfinir ce qui est bien et ce qui est mal dans une société relativiste ?
Les philosophes doivent reprendre un rôle après avoir traversé la période de la déconstruction de ces dernières décennies. À la manière des grands philosophes grecs qui se penchaient sur ce qu’est la vie bonne, les philosophes actuels doivent réfléchir à la définition d’une pensée positive, d’une sagesse pratique. Nous pouvons aujourd’hui nous appuyer sur Kant qui a séparé la morale de la religion, et qui a rappelé l’obligation que nous avons d’avoir un rapport à l’autre toujours comme une fin, et jamais comme un moyen.
— Vous consacrez un chapitre à l’amour dans lequel nous ne croirions plus. Comment en serait-on arrivés-là ?
L’amour est entré dans le marché avec le monde numérique et les applications. Il s’en est suivi une marchandisation et une perte du sentiment et de la passion amoureuse. Je m’appuie pour dire cela sur les travaux remarquables de la sociologue Eva Illouz. Avec les applications, il y a cette idée que si cela ne marche pas avec quelqu’un, notre smartphone pourra nous en proposer d’autres. On cherche une personne en fonction de critères, et puis on fait son marché. Là aussi, si ces applications peuvent sans doute permettre de lutter contre la solitude, il faut faire attention à ce qu’elles ne chosifient pas l’autre et conduisent à un consumérisme effréné de la relation amoureuse.
— La pornographie est devenue l’industrie capitalistique par excellence, affirmez-vous encore…
Elle est la mise en scène de la réification, de la chosification de l’être humain, et en particulier de la femme dominée par l’homme. Avec elle, le corps est devenu un objet pour assouvir nos besoins, et la sexualité, pourtant si intime, un marché et une industrie. La pornographie est également dramatique pour les jeunes pour lesquels elle est devenue la norme.
— Quand on voit les questions éthiques abyssales qui vont se poser, et quand on vous lit, comme garder espoir ?
Notre époque est passionnante. Nous vivons un moment charnière et avons encore la possibilité de décider ce que nous voulons pour nous-mêmes. Voulons-nous évoluer vers ce monde transhumaniste et eugéniste, ou souhaitons-nous profiter des progrès de la science et de la technique, sans pour autant vivre sous leur règne ? Nous pouvons encore réagir. Et je garde espoir, car nous avons tous soif de croire en notre humanité.
— Vous faites l’éloge de la poésie et de la lecture. Comment pourraient-elles être un antidote au règne de l’utilitarisme et de la technique sans loi ?
La poésie est gratuite, elle est dans l’imaginaire et les jeux de la langue. Elle nous permet de sortir de l’utilitarisme. Or, c’est dans tout ce qui n’a pas de valeur monétaire que réside l’essentiel de l’Homme. La lecture aussi est capitale. Je suis heureuse du développement des séries et de leurs histoires — nous avons tous besoin d’histoires — mais nous consommons les séries et les oublions vite. La lecture, au contraire de notre passivité devant une série, nous permet d’être actifs, de laisser place à notre interprétation, de projeter notre imaginaire personnel. Pour sortir de l’utilitarisme, je prône aussi la sanctuarisation et la ritualisation auxquelles je ne donne pas une valeur religieuse. Par la sanctuarisation de certains moments — les repas expurgés de tout smartphone par exemple — on retrouve une forme d’humanité et de rapport direct à l’autre. De même, la ritualisation de certains jours — un dimanche sans internet — nous aide à comprendre que la vie n’est pas toujours la même, et que retrouver un espace relationnel, familial, amical ou amoureux donne du sens à la vie.
Éliette Abécassis est essayiste, réalisatrice, normalienne, agrégée de philosophie et romancière. Source: https://www.lalibre.be/debats/opinions/la-belgique-est-en-train-de-vivre-une-derive-morale-5cd570fc7b50a60294b7916b.