En 2007, Olivier Le Gendre a publié aux éditions JC Lattès un livre —«Confession d’un cardinal»— qui a fait et fait encore beaucoup parler de lui. A travers une conversation fictive entre un journaliste et un cardinal à la retraite, l’auteur se livre à un essai d’analyse de la situation de l’Eglise catholique et propose des orientations pour sortir de la crise qu’elle traverse.
Pour rédiger ce livre, Olivier Le Gendre a créé la figure d’un cardinal de la curie romaine à la retraite qui souhaite lui confier ses mémoires dans un long entretien. Celui-ci a lieu dans trois endroits différents : Rome, Avignon et une ville du sud-est asiatique.
Le contenu de cette œuvre peut être divisé en deux parties : une longue « pars destruens », où le cardinal fictif expose les erreurs passées et actuelles de l’Eglise, et une seconde partie, où Le Gendre met dans la bouche de son cardinal les remèdes à la très grave crise que traverse l’Eglise comme conséquence de ses erreurs. Le livre ne manque donc pas d’ambition.
Même si on peut regretter certains répétitions et longueurs, cette œuvre est bien écrite et se lit facilement. Elle présente des faits plus ou moins anecdotiques des siècles passés et de la période contemporaine. Ils ne résistent pas tous à la critique (1), ce qui jette une ombre sur la crédibilité de l’ouvrage. En outre, l’interprétation que l’auteur fait d’autres événements est aussi sujette à caution (2).
Mais ces détails ne constituent pas l’essence du livre. On sent qu’ils ont été écrits d’abord pour rendre la lecture plus agréable ; peut-être servent-ils aussi à démontrer la connaissance qu’a Le Gendre des rouages de la curie romaine. En tout cas, ils n’ajoutent ni n’enlèvent rien à la thèse centrale du livre.
Celle-ci, en peu de mots, est la suivante : l’Eglise —on l’a déjà dit— se trouve dans une très grave situation de crise qui ne pourra qu’empirer dans les prochains décennies. Il faut chercher la cause de cette situation dans l’éloignement de l’Eglise du monde, dans son opposition à la science et à la démocratie, dans ses richesses et sa prétention de maintenir son pouvoir temporel. Le concile Vatican II a tenté de changer cette situation et allait dans la bonne direction. Malheureusement, Paul VI, avec l’encyclique « Humanae vitae », a provoqué la catastrophe. Toujours d’après Le Gendre, cette catastrophe est erronément attribuée, dans les milieux ecclésiastiques, à une mauvaise application du Concile.
Si on ne peut nier qu’« Humanae vitae » a fait beaucoup de vagues dans le monde catholique, il n’en demeure pas moins que la plupart des observateurs voient dans l’application des réformes de l’après-concile un autre motif profond de crise.
Pour étayer sa thèse centrale, l’auteur se sert beaucoup des idées de Marcel Gauchet et de son livre « Le désenchantement du monde ». Gauchet pense que le christianisme est la religion de la fin de la religion, car, pour lui, le christianisme est porteur d’une série de valeurs (liberté, progrès, autonomie des réalités temporelles à l’égard du sacré) qui, à la faveur de leur diffusion, réduisent le champ des motivations qui font adhérer à une religion. Mais le lecteur qui connaît « le désenchantement du monde » ne peut éviter de rester un peu déçu face à l’utilisation sommaire que Le Gendre fait de l’œuvre de Marcel Gauchet.
En tout cas, on conviendra avec Le Gendre que l’Eglise traverse actuellement une crise très profonde et que, tout au long de l’histoire, nous, ses filles et ses fils, avons commis des erreurs importantes dans la ligne de celles exposées par le cardinal fictif. Des hommes d’Eglise lucides l’ont reconnu depuis des années, notamment Jean Paul II (Le Gendre fait l’éloge de la cérémonie de demande de pardon qui a eu lieu lors du Jubilé de l’an 2000) et le pape actuel (3).
Y a-t-il donc quelque chose de nouveau dans la thèse de notre cardinal fictif et dans l’exposé historique des erreurs qui sont à l’origine de la crise de l’Eglise ? Il est difficile de répondre par l’affirmative. A propos des erreurs de l’institution, on aurait souhaité un peu plus de vision historique : certaines décisions qui nous semblent aujourd’hui erronées, n’apparaissaient pas de la même manière à l’époque. Il faut aussi rappeler que l’histoire de l’Eglise est bien loin de n’être qu’une succession d’erreurs. Le Gendre en conviendrait sans doute, mais il n’arrive pas à l’exprimer et se limite à quelques lignes qui rappellent l’existence de saints célèbres comme saint François, Mère Teresa et deux ou trois autres. On suppose, par ailleurs, que l’auteur fait bien la distinction entre l’Eglise et les chrétiens qui la composent, mais ce qui va sans dire eut été mieux en le disant. En définitive, Le Gendre nous présente un tableau excessivement sombre et peu équilibré qui indisposera plus d’un esprit critique.
D’une façon ordonnée et agréable le cardinal nous amène, petit à petit, au terrain qu’il considère le plus important et novateur : la « pars construens ». Comment sortir de la crise ? Pour regagner la confiance du monde —nous dira le cardinal—, l’Eglise n’a pas d’autre voie que celle de se faire l’interprète de la tendresse de Dieu. On suppose que, sur ce point, l’accord parmi les chrétiens est universel. Le Gendre n’est pas de cet avis. Il pense qu’à l’heure actuelle, Benoît XVI a pour priorité la vérité. Les nouveaux mouvements aussi. Il ajoute que le pape, grâce à ses qualités de cœur et d’intelligence, changera d’opinion, devenant pasteur plutôt que théologien. Il accorde moins de chances à certains mouvements et à l’Opus Dei, qui sont condamnés sans appel et sans possibilité de salut (on comprend mal comment un chantre de la tendresse de Dieu peut devenir si dur à l’égard de ses frères dans la foi). Il pense, par contre, que d’autres personnes se joindront à lui et au petit noyau de ceux qui voient déjà clair dans les changements à opérer dans l’Eglise.
Et que faut-il faire, en pratique, pour prodiguer au monde la tendresse de Dieu, l’amour du Créateur à notre égard ? Le Gendre avance un principe qu’il considère fort novateur : avant de prêcher, montrer l’exemple. Encore une fois, notre accord avec Le Gendre est total, sauf quand il veut naïvement nous faire croire que ce principe, par sa nouveauté, constitue « une bombe » (p. 352). Un peu plus tard (pp. 355, 360, 366), il essaie de concrétiser comment mettre en pratique cette idée généreuse. Ici, le lecteur restera un peu sur sa faim, puisque notre cardinal nous dit peu de choses : s’occuper des enfants martyrisés ou malades de sida, accompagner les vieillards en fin de vie, prier en silence dans des endroits éloignés de Dieu, transmettre la foi en famille. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’activités formidables. Mais l’agriculteur, le médecin, le banquier, l’ouvrier, l’enseignant et tous ceux dont la vie professionnelle les empêche de s’occuper des laissés-pour-compte, que feront-ils pour bien vivre le christianisme ? Le Gendre ne se pose même pas cette question. S’il n’avait pas négligé l’étude de la contribution de millions de chrétiens pendant 2000 ans pour rendre l’humanité plus accueillante, et s’il n’avait pas méconnu ou méprisé les idées et les réalisations des très nombreux chrétiens actuels (par exemple ces nouveaux mouvements et d’autres institutions que le Saint Esprit a suscités dans les derniers décennies et que ce livre a disqualifié d’un revers de la main), peut-être il aurait pu offrir à ses lecteurs quelque chose de plus qu’un sentimentalisme peu efficace.
A tout cela, il faudrait encore ajouter une autre observation de fond. Le concept d’Eglise qui sous-tend les pages de ce livre est trop sociologique et très peu théologique. Cela amène son auteur à des conclusions erronées. En voici quelques-unes : derrière ce qu’il appelle « renforcer artificiellement les expressions du sacré », il ne voit qu’une tentative humaine de récupérer un pouvoir perdu. Il ne lui vient pas à l’esprit qu’il s’agit de rendre un culte plus digne à Dieu et de faciliter la piété du peuple chrétien. Le concept de Tradition est superficiel et même banal (p. 122). A la p. 385, il semble vouloir proposer une Eglise sans prêtres.
En résumé : un livre plein de bonnes intentions, bien rédigé, parfois érudit et informé. Mais, en même temps, présomptueux dans sa naïveté, trop léger d’un point de vue théologique, déséquilibré d’un point de vue historique et méritant quelques corrections sur le fond.
Emmanuel Cabello est prêtre, Docteur en Sciences de l’Education et en Théologie
(1) Epinglons-en deux : le cardinal Ratzinger aurait fait comprendre dans son livre « Le sel de la Terre » que la contraception ne serait pas un péché pour les couples avec plusieurs enfants ; l’Opus Dei aurait subventionné le syndicat polonais Solidarnosc. Dans le premier cas, on cherchera vainement une telle affirmation dans ce livre ; dans le second, il s’agit d’une rumeur qui a eu cours pendant un temps, qui a toujours été niée par les autorités de l’Opus Dei et à laquelle n’a jamais été apporté le moindre commencement de preuve.
(2) Par exemple, la motivation que l’auteur attribue aux cardinaux pour voter J. Ratzinger dans le conclave. D’après lui, elle résiderait dans leur panique lors de funérailles de Jean Paul II face au spectacle de la présence massive des puissants de ce monde, signe de l’ampleur du trou à combler pour remplacer le grand pape polonais. Cela les amena à conclure que seul un homme du niveau de J. Ratzinger pouvait leur donner confiance. Explication bien simpliste parce que le nom du cardinal allemand circulait comme un « papabile » bien coté depuis des mois, et parce que les cardinaux réfléchissaient à cette élection depuis des années.
(3)Il suffit de lire certains passages de son encyclique « Spe salvi ». Et parmi de nombreux écrits précédents, nous pouvons signaler une importante conférence prononcée le 4-VI-70 à Munich sous le titre « Pourquoi suis-je encore dans l’Eglise ? ».