« La crise de la transcendance » est le sixième d’une série de dix articles. Dans ces textes, différents auteurs tentent une réflexion sur les idées qui configurent le monde actuel de la philosophie, de la science et de la culture, sur les principes qui orientent aujourd’hui notre manière de voir et d’agir. Ils s’interrogent aussi sur les atouts et les défis du message chrétien dans une culture postmoderne.
Chassez le vrai Dieu, les idoles accourent au galop. Quand on voue la religion aux gémonies, surgissent des croyances de substitution, centrées sur le « moi » ou le « nous » : l’opinion, la mode, le pouvoir, l’ethnie, le clan, la classe politique ou sociale… La matière sous toutes ses formes prétend l’emporter sur l’esprit : ruée vers l’argent, adoration du veau d’or. On se cloisonne dans une tour d’ivoire, on cherche à « avoir » raison, même contre l’évidence. Dieu relégué aux oubliettes, la religion bloquée d’abord dans les sacristies puis exposée dans les musées, on s’aventure dans une forêt vierge où le plus hardi se dresse comme le monarque d’un royaume illusoire.
L’athéisme contemporain n’est pas forcément agressif : il est larvé, il imprègne la culture. Pas seulement au niveau du savoir ou de la chose publique, mais aussi dans l’agencement de la vie quotidienne. À l’école, au bureau, en famille, à l’hôpital, il n’est pas rare que l’on prenne des décisions comme si Dieu n’existait pas. Ou s’il existe, comme s’il ne s’occupait pas de nous. Ce faisant, on n’a pas l’impression de perdre grand-chose. Et voilà qu’on s’immerge dans la médiocrité, dont on a dit qu’elle consiste à passer à côté de l’essentiel sans s’en rendre compte. Et ce, jusqu’à ce qu’une crise vienne frapper cette étonnante désinvolture…
1. La première crise
Le dictionnaire définit la crise comme une « phase grave dans l’évolution des choses, des événements, des idées ». La première remonte à l’aube de l’histoire de l’humanité, lorsque fut soudain susurrée cette sournoise proposition : « vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal » (Gn 3, 5). Vous n’avez besoin ni de l’arbre de vie ni de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il vous est loisible de fabriquer votre propre morale, puis de bricoler la vie et la mort. Ce fut la première tentation, qui sous des aspects divers, se reproduit au fil des temps.
2. La crise de l’esprit
En 2014, nous commémorons le déclenchement de la première guerre mondiale. A Ypres, le Musée In Flanders Fields, installé dans les Halles aux draps reconstruites après l’armistice, est prêt à vous accueillir dans sa nouvelle version pour vous montrer l’horreur de ce conflit jusqu’alors sans précédent. Au terme de la visite, une idée s’impose : plus jamais de guerre !
C’était aussi le désir qui régnait après le Traité de Versailles. Cette année-là, en pleine euphorie d’après-guerre, Paul Valéry publiait à Londres ses deux Lettres sur la crise de l’esprit. L’entrée en matière est solennelle et abrupte : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Et d’argumenter : « Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois…» Nous pensions que ces naufrages n’étaient pas notre affaire. Mais « nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie (…) L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées ».
3. La confusion des esprits
L’auteur du Cimetière marin s’interroge sur les causes de pareil ébranlement. Le désordre de ce qu’il appelle l’Europe mentale provient, selon lui, de la libre coexistence dans les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. Il y voit une caractéristique de l’époque moderne qu’il décrit non sans lyrisme : « l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l’opinion ; tout penseur, une exposition universelle de pensées (…) Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ? »
On assiste à un carnaval des idées qui débouche sur le spectacle suivant : « sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions de spectres ». La conclusion ne se fait pas attendre, elle prend des accents prémonitoires : « Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »
Je ne peux que renvoyer le lecteur au texte original. Ce genre d’écrit aux accents annonciateurs perd beaucoup à être cité par bribes et morceaux. Retenons en tout cas une idée capable d’expliquer en partie la crise actuelle : celle d’un « désordre mental » qui conduit à « l’agonie de l’âme européenne ».
Sans référent universel, des idées antithétiques peuvent cohabiter dans un même cerveau, parfois en dépit du bon sens. L’indifférence devient alors la règle à suivre ; le relativisme moral se présente comme une ligne de conduite, une ligne brisée assurément, où l’éthique se confond avec ce que la loi autorise, promeut ou consacre. Le foisonnement des lois tous azimuts tente de colmater le vide de valeurs morales. Pour pallier l’absence de principes supérieurs, on accepte le risque de basculer dans la contradiction, présentée comme liberté d’esprit.
La « pensée faible », la fin des « grands récits », caractéristiques de la postmodernité, ont-elles un avenir ? Oui, dans la mesure où tout problème amène à chercher des solutions.
4. La crise : un défi à relever
Certains combattants de 1914 l’ont compris, lorsqu’à Noël ils ont décidé de faire une trêve, un peu comme on se met en grève. Anglais, Belges et Allemands ont allumé des bougies sur des kilomètres de tranchées. Et un soldat français de s’interroger : « Pauvre petit Dieu d’amour, né cette nuit, comment as-tu pu aimer les hommes ? »
Pour s’échapper du labyrinthe oppressant des opinions contingentes, une certaine rigueur intellectuelle est à retrouver, de même qu’un minimum de cohérence spirituelle. Le concile Vatican II estimait que le « divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps » (Gaudium et spes, 43).
Comment harmoniser l’esprit et la vérité, comment réconcilier les hommes entre eux ? Le cri lancé par saint Josémaria quelques mois avant le déclenchement de la deuxième guerre mondiale, reste d’actualité : « Un secret. — Un secret à crier sur les toits : ces crises mondiales sont des crises de saints. — Dieu veut une poignée d’hommes ‘à Lui’ dans chaque activité humaine. — Après quoi… pax Christi in regno Christi — la paix du Christ dans le règne du Christ » (Chemin, 301).
Le visiteur attentif de In Flanders Fields découvre non sans surprise dans l’équipement des soldats canadiens un évangile selon saint Marc, édition bilingue de l’Army and Navy. Il aperçoit aussi un chapelet trouvé parmi les objets personnels d’un autre combattant. Voilà peut-être une amorce de solution, dans le sens de cette réflexion de Jean-Paul II : « une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n’est pas pleinement reçue, pas entièrement pensée, pas fidèlement vécue ».
Jean Gottigny est prêtre, Docteur en Philosophie et Lettres et en Théologie.