« La sécularisation du monde occidental » est le deuxième d’une série de dix articles. Dans ces textes, différents auteurs tentent une réflexion sur les idées qui configurent le monde actuel de la philosophie, de la science et de la culture, sur les principes qui orientent aujourd’hui notre manière de voir et d’agir. Ils s’interrogent aussi sur les atouts et les défis du message chrétien dans une culture postmoderne.
On appelle sécularisation le fait de reconnaître l’autonomie des diverses sphères de l’activité humaine (la politique, la science, l’art, etc.) par rapport à la religion. Cette séparation peut être considérée comme relative ou totale. Une autre acception, plus répandue, du vocable sécularisation, se réfère à la perte d’importance de la religion dans la société. Ces deux acceptions ne sont pas opposées. Dans ces lignes, nous utiliserons la deuxième, qui est plus générale et qui, dans un certain sens, inclut aussi la première.
Comme le philosophe canadien Charles Taylor l’a fait dans son œuvre A Secular Age, nous partirons de la question suivante : pourquoi tout le monde était-il croyant en l’an 1500 alors qu’aujourd’hui la majorité des gens considèrent le rejet de la foi comme un choix presque inévitable ? La genèse de cette évolution complexe peut être attribuée à de multiples causes. Nous essaierons de les synthétiser en trois causes principales
1. Le changement du modèle de rationalité
La critique de la métaphysique. Aux 17ème et 18ème siècles, une école de philosophes britanniques — dont Locke et Hume sont les plus illustres représentants — appelle à renoncer à la métaphysique, c’est-à-dire à la réflexion philosophique sur les réalités suprasensibles telles que l’âme, Dieu, l’au-delà, etc. La métaphysique, estiment-ils, ne nous a jamais procuré la moindre connaissance certaine sur ces questions.
Quelques années plus tard, Kant parlera de l’intelligence qui prétend connaître par ses seules forces des réalités suprasensibles (l’âme, Dieu, etc.), sans faire recours à l’expérience sensible — ce qu’il appelle la « raison pure », une raison qui veut faire de la métaphysique. Elle est comparable — toujours d’après Kant — à une colombe qui, faisant l’expérience que l’air freine son vol, prétend voler dans le vide, sans se rendre compte que l’air qui la freine est aussi celui qui la porte. Sans l’air, la colombe s’écrasera au sol. Tel est le sort de la raison pure : elle ne peut connaître sans l’expérience sensible ; elle n’est pas faite pour la métaphysique, mais pour l’étude des faits empiriques, pour la science positive.
La naissance de la science positive. La même époque connaît un grand développement des sciences. On songe à Galilée, Newton et plus tard à Charles Darwin. L’important pour la science est l’observation des faits. Elle en déduit des hypothèses qui permettent d’expliquer la réalité et soumet ces hypothèses à la vérification expérimentale. Cela nous fournit des connaissances certaines qui nous font avancer. Tandis que les philosophes ne peuvent nous apporter que leurs propres théories contestées par d’autres philosophes, et les religions leurs dogmes respectifs qui ne se prêtent à aucune vérification.
En un mot, pour la modernité, seules les sciences offrent des garanties de crédibilité. Comme la raison ne peut démontrer la véracité des religions, nous choisirons l’une ou l’autre, ou aucune, en fonction de l’éducation reçue, de notre sensibilité, etc. Nous nous retrouvons en plein relativisme religieux.
2. Les changements sociaux et politiques
Jusqu’au 18ème siècle, l’absolutisme politique prédomine dans le monde occidental. Il est fondé sur une société hiérarchique, constituée par des ordres ou classes fermées (clergé, noblesse, bourgeoisie). La transition vers une nouvelle société, plus libre et égalitaire, ne se fera pas sans turbulences. Cette lutte contre l’Ancien Régime n’est pas nécessairement antireligieuse, mais elle sera ponctuée par des attaques contre la religion. Celles-ci s’expliquent, en bonne partie, par les accointances de l’Eglise avec les monarchies absolues (« l’alliance du trône et de l’autel », dira-t-on). Ces monarchies sont perçues par beaucoup de fidèles comme le rempart de la vraie religion contre une démocratie associée à la libre pensée, qui donne à tous le droit de juger la vérité révélée. Cela nous amène à considérer la troisième cause de la sécularisation.
3. La lutte pour l’autonomie morale
L’époque moderne est marquée par le thème de la liberté. Celle-ci a été l’enjeu d’une lutte, dans laquelle Luther a joué un rôle considérable. Il s’est rebellé contre l’Eglise romaine et a prôné la libre interprétation de la Bible (même si sa doctrine ne manque pas de contradictions, aussi sur le point de la liberté, par exemple quand il nie le libre arbitre).
Mais c’est probablement la philosophie individualiste de John Locke qui se trouve à la racine du mouvement libéral. Pour ce penseur, les individus ont des droits inaliénables antérieurs à la naissance de la société et de l’Etat. Ce dernier naît par la volonté des individus qui — pour assurer l’entente mutuelle, le respect des droits et la prospérité — concluent un pacte entre eux. Toutefois, la situation originelle de l’homme est celle de l’indépendance, de la pleine liberté, sans liens.
Dans la même ligne, Emmanuel Kant caractérisera la Modernité en disant qu’elle représente le passage de la situation de dépendance et de minorité à l’âge adulte. Nous sommes donc face à une idée de liberté comprise comme autonomie, où les normes de notre vie sont fondées sur notre propre autorité (même si Locke n’était pas arrivé si loin). Cet être autonome cohabitera difficilement avec l’Eglise et avec Dieu.
L’optique de la liberté comprise comme autonomie suscite quelques questions : est-il possible de faire tout ce qu’on veut ? Cette forme de liberté entretient-elle quelque lien avec la raison ? Une liberté irrationnelle est-elle encore une liberté ? La personne autonome, est-elle capable de s’engager pour toute la vie ? Quel sera l’avenir de la famille dans un monde d’individus autonomes ?
4. D’autres causes de la sécularisation
Relevons l’existence dans une société de plusieurs croyances (et incroyances) différentes. Ce constat fragilise souvent toutes les options : pourquoi serais-je le seul à avoir raison et pas mon collègue athée, mon frère agnostique ou mon voisin musulman ?
Finalement, pour être bref, on peut encore faire mention de la prospérité matérielle croissante, qui entrave — ou même empêche — de porter le regard vers le haut.
5. Conclusion
Voilà donc, en résumé, la genèse de la sécularisation, surgie dans le sillage de la Modernité : un vivier intellectuel où s’est développé le relativisme religieux ; des changements sociopolitiques qui ont confronté Eglise catholique et démocratie ; la naissance d’un homme mûr et autonome qui ne veut pas d’un Dieu qui lui dicte ses normes de conduite.
Pour rendre à Dieu sa place dans les cœurs de nos contemporains, notre intelligence doit s’extraire de l’étroite forme de rationalité où la Modernité l’a enfermée. Nous devons aussi comprendre que notre liberté n’est pas absolue : elle caractérise un être limité par l’existence d’autres êtres et par la nature que son Créateur lui a donnée.
Toutefois, la sécularisation ne présente pas que des dangers. Elle nous a apporté aussi le progrès scientifique et technique, la démocratie, les droits de l’homme, la liberté religieuse et un progrès dans la prospérité matérielle. Mais en produisant une éclipse de Dieu et de l’espérance dans un bonheur éternel, elle a enveloppé notre monde d’une triste grisaille spirituelle.
Emmanuel Cabello est prêtre, Docteur en Sciences de l’Education et en Théologie.