Le théologien français Bernard Sesboüé, sj, revient sur le livre de Frédéric Lenoir.Nous avions déjà consacré un article à cet ouvrage précédemment (cf. Comment Jésus est devenu Dieu)
L’histoire
(…) le débat porte sur l’histoire, car tel est le plan sur lequel F. Lenoir entend se situer. Deux thèses de son livre m’apparaissent injustifiables au plan de l’histoire.
La première tient que les disciples de Jésus lui-même et la toute première génération apostolique n’ont pas cru en sa divinité, celui-ci ne l’ayant d’ailleurs jamais revendiquée. Ils ont cru en sa résurrection, mais une résurrection n’est pas en soi la preuve de la divinité de son bénéficiaire. La confession de la divinité ne se serait manifestée qu’au IIème siècle dans l’évangile de Jean. Mais cette thèse oublie d’abord que si Jésus ne s’est évidemment pas présenté comme le « Fils de Dieu », ce qui était inconcevable dans la tradition juive, il a par ses paroles et son comportement revendiqué un lien unique et privilégié ave le Dieu de l’Ancien Testament, qu’il appelle son propre Père et même Abba au moment de son agonie (Mc 14, 36). Il a manifesté cette attitude filiale jusqu’à sa mort ignominieuse qui réduisait à rien sa prétention. Mais celle-ci a été glorieusement confirmée par sa résurrection. Il y a donc un lien interne entre résurrection et divinité.
D’autre part, on ne peut oublier le témoignage des premières épîtres de Paul qui sont les plus anciens textes écrits du N.T., antérieurs aux évangiles. Paul nous dit en Ga 4, 4 : « Dieu envoya son Fils, né de la femme, né sujet de la loi ». La belle hymne aux Philippiens (2, 5-11) nous dit que le Christ « de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu », mais il s’anéantit lui-même, obéissant jusqu’à la mort de la croix. « C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le nom qui est au dessus de tout nom (….) afin que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père ».
Celui qui était en situation d’égalité avec Dieu a reçu au terme de son itinéraire le nom suprême de Seigneur, nom proprement divin. Or Paul, qui n’a pas connu le Jésus d’avant Pâques, est ici l’écho de la catéchèse la plus primitive. On comprend que l’exégète luthérien Martin Hengel ait pu dire qu’en moins de trente ans il s’est passé plus de chose en christologie que dans les sept siècles suivants. La mort ignominieuse d’un « criminel » juif a fait place à la confession de sa divinité et le place au plus haut. D’autres textes pourraient être cités, en particulier celui-ci où Paul célèbre le Fils comme « le Christ qui est au dessus de tout, Dieu béni éternellement » (Rm 9, 5). Nous avons déjà là de manière très primitive l’équivalent de la théologie de l’incarnation chez saint Jean.
La seconde thèse concerne les IVème et Vème siècles, l’époque des conciles trinitaires et christologiques qui ont traduit dans le langage spéculatif grec les affirmations concernant la divinité du Christ et l’incarnation du Verbe. Chacun sait qu’ils ont été convoqués par les empereurs dans le but de mettre fin à de graves crises doctrinales qui devenaient des problèmes politiques pour l’empire. Ces empereurs auraient « pesé » sur les décisions conciliaires et contribué à « emporter le morceau » dans le sens fort de la divinité du Christ. Ici il importe de distinguer les choses.
Les empereurs ont incontestablement pesé pour que les évêques retrouvent en concile une unanimité, capable de pacifier les Eglises et de mettre un terme aux polémiques. Mais leur but était avant tout politique. Il ne portait nullement sur le contenu doctrinal des décisions à prendre.
La preuve en est donnée par leurs revirements successifs, toujours en vue d’avoir la paix. Constantin a convoqué le Concile de Nicée : il est persuadé que la décision prise d’ajouter le fameux consubstantiel au Credo va mettre un terme à l’arianisme. Mais trois ans plus tard il s’aperçoit qu’il n’en est rien et que l’opinion arienne semble devenir majoritaire dans l’Eglise d’Orient. Il passe alors à l’arianisme, Arius est réhabilité en 335 et l’empereur sera baptisé sur son lit de mort par un évêque arien. Son fils Constance soutiendra aussi l’arianisme en Orient, tandis que Constant restera nicéen en Occident où l’arianisme est beaucoup moins implanté. Plus tard, l’empereur Théodose II sera du côté de Nestorius au moment d’Ephèse (431) pour se retourner plus tard du coté d’Eutychès. Marcien imposera aux Pères de Chalcédoine la rédaction d’une définition christologique, toujours pour obtenir la paix, mais ceux–ci la rédigeront en cherchant un équilibre entre les écoles théologiques en présence.
Il faudra un siècle pour que Chalcédoine soit vraiment reçu et pas par tous. Ce siècle verra une succession d’édits impériaux qui successivement condamnent Chalcédoine (475), ou l’abandonnent (482) ou l’édictent à nouveau (518). Le contenu de la foi et la lente décantation de ces dogmes, accomplie avec le temps, ne doivent rien sur le fond à l’opinion des empereurs. Il n’est pas vrai de dire que sans eux il n’y aurait pas de grande Eglise à tenir aujourd’hui la pleine divinité du Christ et le mystère de la Trinité.
La foi
Voilà pour l’histoire. Quant à la foi, la thèse de F. Lenoir constituerait une « révision déchirante ». Elle voudrait dire qu’en Jésus de Nazareth, Dieu ne nous a pas envoyé son Fils, mais qu’il s’est donné un fils adoptif. Le propre du christianisme n’est pas d’affirmer que Dieu existe — bien de religions le font comme lui —, mais de nous annoncer la bonne et incroyable nouvelle que l’homme existe pour Dieu, qu’il a du prix à ses yeux, que Dieu l’aime à en mourir. Jésus ne serait plus « l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes » (2 Tm 2, 5), il ne serait qu’un intermédiaire. La foi a toujours cru qu’avec l’incarnation du Verbe et le don de l’Esprit l’Eglise était établie en communion avec Dieu lui-même. Si Jésus n’est pas Fils de Dieu par origine, nous ne sommes pas sauvés, comme le disait Paul aux Corinthiens pour la résurrection (1 Co 15, 17-19), nous sommes toujours dans nos péchés et notre foi est vaine. C’est ainsi qu’Athanase reprochait à Arius de lui avoir « volé son Sauveur ». Dans le message chrétien, résurrection de Jésus et divinité du Christ sont indissociables.
Bernard Sesboüé est un théologien jésuite, professeur émérite à la faculté de théologie du Centre-Sèvres de Paris. Il est l’auteur de « Christ, Seigneur et fils de Dieu », livre réponse à Frédéric Lenoir (2010). Ce texte est un extrait d’un article publié dans la revue Pastoralia (n° 2/2011, pp 50-51), du diocèse de Malines-Bruxelles. Nous remercions Carlo Signore pour la retranscription.