Que penser de la façon dont est mort le Professeur Christian de Duve ? Ou, comme se demandait un chroniqueur australien : was it a noble death ?
Ce 16 mars dernier, nous étions plusieurs à débattre devant quelque 150 médecins à Lessive (près de Rochefort). Pour la première (et dernière) fois, je faisais face à l’éminent professeur de Duve. J’avais lu sa « Génétique du péché originel » (Odile Jacobs 2009). Mon jugement était et reste que, autant le prix Nobel faisait un excellent pédagogue en matière de sciences, autant — dès qu’il parlait philosophie — ce savant pratiquait un concordisme en retard de deux siècles. Pour Christian de Duve, c’était la science plutôt que la foi — comme aux grandes heures du positivisme. L’idée que les deux démarches puissent coexister pacifiquement — la science cherchant le « comment » des choses et la foi creusant leur « pourquoi » — lui était étrangère. Voilà pourquoi, en me serrant la main ce jour-là, cet homme sensible et aimable, me glissa comme par défi : « Nous ne serons sans doute pas d’accord sur de nombreuses choses ». Le débat vérifia son pressentiment. Face à un auditoire de médecins souvent critiques, ma place n’était pas de tout confort. Le seul qui me vint à un moment donné en renfort, fut — à la surprise de tous — l’ancien recteur de l’ULB, Hervé Hasquin. Il rappela qu’il était démographe de formation et que les thèses anti-natalistes à connotations malthusiennes du Professeur de Duve (diminuer par tous les moyens le nombre d’humains pour sauver la planète), ne tenaient pas compte des courbes naturelles de régulation des populations. Le débat clôturé, le vieux professeur me salua néanmoins avec grande courtoisie, en me glissant — presque timidement : « J’espère ne pas vous avoir brusqué ». Gentleman jusqu’au bout des ongles…
Pratiquant non croyant
Christian de Duve a suivi le parcours de nombre d’intellectuels de sa génération, appartenant à la meilleure société catholique : nourris depuis l’enfance au lait maternel de la religion et ayant fréquentés tous les « bons » collèges, troupes scoutes, catéchismes… Ceci, avant de se découvrir viscéralement incroyants. En soi, ce parcours n’a rien de choquant ; la foi est Grâce et non évidence. Deux choses surprennent, malgré tout : d’abord que ce rejet du catholicisme se greffe sur une vision caricaturale et une méconnaissance massive de la révélation chrétienne. D’où ma question : « La culture chrétienne qui a bercé leur enfance, était-elle donc tellement infantilisante et de si piètre qualité ? » A ce jour, je n’ai pas de réponse à mon interrogation. Mon second étonnement, est que — tout en ayant rejeté la foi chrétienne — cette génération continua à se comporter en parfait petit soldat de l’ancien « pilier catho » : leurs enfants ont également fréquenté l’enseignement catholique, les mouvements de jeunesse chrétiens, l’UCL, etc. Pratiquants non croyants, en quelque sorte. A l’instar de certains vieux maçons qui — au terme de leur vie et avant de rejoindre l’Orient éternel — me confessèrent au creux de l’oreille une foi baptismale assez détonante. Inattendus destins croisés… Ainsi, n’est-il pas troublant que ce soit « l’autre » prix Nobel belge, le chimiste Ilya Prigogine, juif agnostique de l’ULB, qui découvrit un ordre sous-jacent au chaos moléculaire, décelant une forme de téléonomie dans l’évolution ? Un Nobel de l’ULB pointant vers le Mystère et un Nobel de l’UCL se défiant de la Transcendance, au nom de la science. Curieuse et passionnante époque, qui bouleverse bien des codes.
Suicide médicalement assisté
Tel Sénèque, Christian de Duve a choisi de quitter la vie au moment choisi par lui — afin de partir en pleine conscience. Acteur de sa vie jusqu’au dernier souffle. La culture chrétienne sans la foi engendre un retour au stoïcisme. Une vertu lucide et sans autre espérance que la satisfaction d’avoir « bien vécu ». Comment ne pas respecter cela ? Cependant, le respect n’empêche pas les commentaires. Je constate tout d’abord que la remarque que je faisais à l’époque du débat sur la loi belge dépénalisant l’euthanasie, se vérifie : il ne s’agit pas tant d’un débat sur la fin de vie de personnes qui agonisent. La question de savoir si, en soulageant les souffrances un peu plus, on écourterait une vie de quelques jours, pouvait être laissée entre les mains des médecins. Non, cette loi ouvre — sans oser le dire — le débat sur le suicide médicalement assisté. Christian de Duve n’était pas agonisant ou aux prises à des douleurs insoutenables. (Le 16 mars, il était en pleine possession de ses moyens et remarquablement alerte pour un homme de cet âge). Souffrant d’une maladie incurable, il était fatigué de vivre dans cet état et ne voulait pas connaître la déchéance. Sans doute aussi, ce veuf récent souffrait-il de l’absence de son épouse tant aimée. Il a donc choisi de mourir. Je ne puis que respecter sa décision. Mais n’ayons pas peur des mots : cela s’appelle un suicide médicalement assisté. Si telle est la société voulue par une majorité de nos concitoyens, qui suis-je pour m’y opposer ? Il n’empêche — cela me donne froid dans le dos. Une visiteuse de malades et mourants, me lança : « Quel terrible exemple pour les vieux! » Surpris par la virulence de cette personne, d’habitude plus modérée que moi, je lui demandai ses raisons : « Je crains que nombre d’aînés qui se battent pour vivre, se sentiront désormais encouragés à mourir ». Vaste débat.
A Dieu, donc, cher Professeur de Duve. Ma foi me porte à croire que vous avez dû avoir une « divine » surprise en franchissant l’ultime pas. Votre science me rétorquerait que pareille espérance est un leurre de mon imagination. Qui vivra… verra. En attendant, cela ne m’empêchera pas de prier pour vous.
Eric de Beukelaer est licencié en droit, philosophie et théologie (Université grégorienne de Rome) et en droit canon (Münster). En 1991, il a été ordonné prêtre. Il a été recteur du séminaire Saint-Paul, à Louvain-la-Neuve. et porte-parole francophone des évêques. Il est actuellement doyen de Liège-centre et membre du chapitre de la cathédrale. Source : http://minisite.catho.be/ericdebeukelaer/2013/05/06/in-memoriam-christian-de-duve/