Mgr Léonard, qui passe sa retraite en France, vient de publier un nouveau livre : L’Eglise dans tous ses états. Cinquante ans de débats autour de la foi, Artège, Perpignan-Paris 2023. L’ancien évêque de Namur et archevêque de Malines-Bruxelles y évoque à grands traits sa propre vie de prêtre, de professeur et d’évêque, entrelacée avec l’histoire récente de l’Eglise, depuis le concile jusqu’à nos jours. Nous livrons ici quelques extraits choisis des pages de conclusion du livre.
A toutes les périodes de l’histoire, l’humanité a maintes fois pensé qu’elle vivait des temps particulièrement troublés. Il ne faut donc pas juger trop vite que notre époque est exceptionnellement dramatique. Néanmoins, peut-être n’est-ce pas sans raison que nous sommes tentés d’estimer que l’urgence du temps présent est spécialement grave.
Les difficultés du temps présent
Jamais la planète Terre n’a été aussi malmenée par l’homme. Or nous n’en avons qu’une, à transmettre en bon état à la génération suivante. Jamais les sources mêmes de la vie humaine n’ont été autant menacées qu’elles le sont aujourd’hui par la contraception, la stérilisation fréquente, qu’elle soit volontaire ou imposée, par l’avortement banalisé. Même l’art de soigner la vie humaine et, si possible, de la guérir quand elle est amoindrie ou blessée, est devenu aussi, en certaines régions du monde, l’art de la supprimer, en toute impunité.
Jamais, du moins en Occident, la famille, cellule fondamentale de la société, n’a été à ce point sapée juridiquement et culturellement par des législations irresponsables, rendant le divorce accessible en un tournemain et mettant sur le même pied que le mariage des unions qui ne peuvent en aucun cas mériter ce nom. (…)
Pendant ce temps-là, des millions d’hommes et de femmes, des jeunes en particulier, se laissent asservir par l’alcool, la drogue et la pornographie, trois marchés scandaleusement plantureux, savamment organisés par des marchands d’illusion. (…)
Même la quête de spiritualité, en soi louable, se fourvoie trop souvent dans des mystiques vaporeuses, n’ayant d’autre ambition que de dissoudre la splendeur personnelle de l’âme humaine dans un divin brumeux. (…)
Même les Eglises chrétiennes ont souvent perdu leur âme en Occident. Le sel s’est affadi et l’on ne voit plus par quelle recette on pourrait lui rendre sa saveur. On a ouvert tant de portes et de fenêtres, par souci d’une ouverture en soi appréciable, mais sans discernement authentique, que le parfum de l’Evangile s’est tout simplement dissipé. La sainte Tradition des Apôtres de Jésus a été dilapidée au profit d’idéologies sans avenir. En beaucoup de pays (il y a heureusement des exceptions !), la liturgie s’est aplatie au point que nombre d’assemblées, au gré de dérisoires fantaisies de clercs ou de laïcs, se célèbrent elles-mêmes et ritualisent leur propre médiocrité plutôt que la gloire de Dieu et du Christ ressuscité. Selon le mot terrible de Jésus, les perles ont été jetées aux pourceaux (cf. Mt 7, 6) et des chrétiens abusés piétinent sans le savoir les trésors pour lesquels les martyrs ont versé leur sang.
Quant à l’école catholique, elle peine bien souvent à se hisser à la hauteur de sa mission si essentielle, qui est d’ouvrir respectueusement les cœurs à la foi. Elle doit jouer un rôle capital. Encore faut-il que ces écoles soient vraiment catholiques. Malheureusement, j’ai souvent eu des déboires quand je demandais à la direction d’une école catholique en quoi consistait son identité spécifique. J’entendais alors, tout comme dans les universités, cliniques ou syndicats chrétiens, des réponses citant des « valeurs évangéliques ». Mais quand je demandais de les nommer, c’était quasi identiquement les valeurs des Lumières ou de la franc-maçonnerie. Alors qu’une école catholique doit être, en étroite relation avec les mouvements de jeunesse chrétiens, une école où le Christ est présent, où l’enseignement de la religion est pertinent, où un lieu de prière est offert pour y rejoindre le Christ présent dans l’eucharistie. On est parfois loin du compte. Pour agrandir les classes, on a parfois rasé la chapelle ! Tout cela au profit d’une identité chrétienne vague, floue, affadie. Par contre, quand une école catholique est tournée vers le Christ — et cela existe ! —, quand elle donne l’occasion aux élèves de découvrir la personne de Jésus, elle est un trésor. L’hospitalité des jeunes d’autres confessions peut alors y être féconde. Mais, aujourd’hui, le courage éducatif est rare…
L’espérance chrétienne
Et pourtant, là où nous assaillent cent raisons de désespérer, nous trouvons auprès de Jésus ressuscité mille raisons d’espérer plus que jamais. Lui qui a tout porté de la dureté de l’existence humaine, lui qui a traversé toutes nos impasses, y compris la mort, par sa bienheureuse résurrection, il nous crie : « Ne crains pas, je suis le Premier et le Dernier, le Vivant ; j’ai été mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles, détenant la clef de la Mort et du séjour des morts » (Ap 1, 17-18). O merveille de ce verbe « mourir », que Jésus seul peut conjuguer à la première personne du passé simple ou composé : « je mourus » ou « je fus mort » ! Oui, il connaît nos épreuves et il nous murmure au cœur : « Dans le monde, vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! Moi, j’ai vaincu le monde » (Jn 16, 33). Et avant de nous quitter, le jour de l’ascension, mais sans nous laisser orphelins pour autant, il nous a rassurés : « Et voici que je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 20).
Jésus abandonnerait-il maintenant l’humanité à son sort ? Jamais de la vie ! Lui qui, durant sa vie terrestre, a guéri tant de malades et réconcilié tant de pécheurs, lui qui a affirmé à de multiples reprises que toute prière faite avec persévérance, dans la foi, serait finalement exaucée, n’entendrait-il pas nos supplications pour la guérison de l’humanité et la purification de son Eglise ? A coup sûr, il les entend et veut y répondre. Nous ne crions pas vers lui pour le rendre sensible à notre détresse. Son cœur transpercé est infiniment plus vulnérable que le nôtre ! Nous ne prions pas pour l’informer de nos misères. Il les connaît mieux que nous et les a portées avant nous dans sa détresse à l’agonie et sur la croix, abandonné des hommes et même, apparemment, de Dieu son Père (cf. Mt 27, 46). Et s’il nous demande de prier longtemps, avec endurance, ce n’est pas parce qu’il serait devenu sourd au fil des siècles. C’est parce que nous, pauvres incrédules, nous avons besoin de temps, de beaucoup de temps, pour enfin croire à la toute-puissance de la prière. « Car le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18, 8). L’espérance chrétienne aura le dernier mot. Voilà le grand témoignage que l’Eglise doit annoncer aux hommes.
Et si Marie, depuis plusieurs siècles, apparaît à l’humanité si souvent et en tant de lieux, si elle nous parle avec tant de persévérance, avec une telle obstination maternelle, ce n’est pas parce qu’elle s’ennuie là-haut et serait devenue bavarde ici-bas par désœuvrement céleste, c’est parce qu’elle est engagée à fond dans le combat de son Fils et de l’Eglise contre le Dragon (cf. Ap 12) et veut nous entraîner puissamment dans son immense intercession pour le salut du monde. (…)
Appel à la sainteté
C’est pourquoi j’insiste souvent dans ma prédication pour que les catholiques, quand ils professent le Credo, ne soient pas gênés de proclamer leur confiance en « la sainte Eglise catholique ». Car l’Eglise est, depuis toujours, composée de pécheurs puisque nous en faisons partie, ce qui ne l’empêche pas d’être sainte. En effet, sa tête, c’est Jésus, le Saint de Dieu, son âme est le Saint-Esprit, son cœur est la très Sainte Vierge Marie, sa lumière sur le chemin de l’histoire, c’est l’Ecriture sainte et la sainte Tradition apostolique et, à partir des pécheurs que nous sommes, elle a réussi, avec la grâce de Dieu, à produire les saints et les saintes que nous connaissons et vénérons, et bien d’autres encore !
Mais pour que d’autres légions de saints et de saintes se lèvent en ces temps qui sont les derniers, l’Eglise, Epouse du Christ, doit impérativement retrouver sa solidité et sa fermeté doctrinales, alors qu’en tant de lieux la foi authentique s’effiloche. Nous devons donc renouer avec l’audace des Pères de l’Eglise et de ses docteurs, depuis saint Irénée jusqu’à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, afin d’être fidèles, s’il le faut, jusqu’au martyre. Notre plus grand besoin n’est pas de réformer nos structures paroissiales ni de créer des commissions de ceci ou de cela, ni d’organiser des synodes, même si tout cela peut avoir son intérêt et même, parfois, sa nécessité. Il nous faut surtout de saints évêques, de saints prêtres et diacres, de saintes personnes consacrées et de saints laïcs qui, par leur élan, stimuleront les vocations de toute sorte, redonneront une vitalité surnaturelle à nos assemblées liturgiques et à nos entreprises pastorales et feront à nouveau de l’Eglise une « lumière pour le monde » (cf. Mt 5, 14-16). Le salut ne peut venir que « par En-Haut », par la puissance de l’Esprit Saint. Qu’on se le dise ! Ou, pour parler à la manière de Jésus : « Que celui qui a des oreilles entende ! » (Mt 11, 15).
Les intertitres sont de notre rédaction.