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La mort fait partie de la vie

2 novembre 2020

 

La pandémie qui nous a touchés nous a fait « prendre conscience d’une réalité que nous avions occultée », d’une réalité « devenue insupportable dans une société hédoniste » : la mort. Tel est le constat de l’archevêque de Paris, Mgr Michel Aupetit. Mais pourquoi devrions-nous la réintégrer dans nos vies ? Et comment ?

 

Est-ce parce qu’il préférait, enfant, les aventures de Popeye aux vies des saints, comme le notait Le Monde, que Mgr Michel Aupetit reste un adepte des punchlines efficaces et des passes d’armes intellectuelles, notamment sur les questions de bioéthique ? Qui sait. Fils de cheminot, né en 1951, médecin généraliste pendant onze ans, désormais archevêque de Paris, Mgr Aupetit a terminé durant la pandémie un ouvrage sur la mort. Au regard de la « terreur absolue» que provoque le Covid, la question centrale qu’il y pose est celle-ci : pourquoi avons-nous peur de la mort, celle que nous n’avons cessé de cacher ces dernières décennies pour cesser d’en faire « un mystère familier » ? Si son livre prend racine dans le confinement, son propos se déploie et présente une large réflexion sur la manière de penser cette mort et, par là, notre vie.

Après avoir pris des mesures sanitaires pour les églises, Mgr Aupetit ne critique pas le confinement en tant que tel. Il redoute cependant que le dernier mot soit donné à de telles mesures. Le « Protégez-vous les uns des autres » est une injonction à manier avec prudence, sous peine de mettre notre humanité entre parenthèses, fait-il comprendre. Car c’est bien dans le don de soi, dans le risque de la rencontre, que grandit cette humanité. Par ces réflexions, son ouvrage préface adéquatement les fêtes de la Toussaint et de la Commémoration des morts que célèbrent les catholiques ce week-end.

L’entretien

La pandémie mondiale qui nous a touchés nous a fait « prendre conscience d’une réalité que nous avions occultée », d’une réalité « devenue insupportable dans une société hédoniste » : la mort. Et la réponse que nous avons eue fut « de nous protéger de la mort par tous les moyens. En réalité, nous nous sommes protégés de la vie. La vie est un risque, mais un risque magnifique. Le fameux principe de précaution désormais inscrit dans la Constitution revient, au fond, à refuser de vivre vraiment pour ne pas risquer de mourir ». Tels sont les mots par lesquels Mgr Aupetit ouvre son ouvrage. Des mots qui soulignent une conviction profonde : c’est en acceptant sereinement sa mort, sans en faire ni une obsession ni un tabou, qu’elle devient une « condition essentielle de la présence à sa propre vie ». Non pas qu’il faille se dérober aux soins, ni à la médecine, mais « s’y préparer paisiblement quand elle arrive », car « l’obsession permanente de la mort, même enfouie, empêche de vivre pleinement ». Tout son ouvrage, sous-titré « Méditation pour un chemin de vie », s’attache à ce défi de donner à la mort sa juste place, pour que ce moment du départ devienne un acte d’abandon, de don et de communion.

Or, que s’est-il passé pendant la pandémie durant laquelle « les personnes mourantes ne pouvaient pas être accompagnées » ? Que notre réaction collective a-t-elle dit de notre rapport à la mort et à la vie ? Elle a exprimé « une profonde détresse humaine », explique l’archevêque de Paris. « Notre société a perdu le sens du bien commun, c’est-à-dire de ce qui est bon pour l’homme et pour la création qui l’entoure. Dans la sphère politique, le ‘bien commun’ a été remplacé par la notion d’intérêt général qui est ‘l’intérêt du plus grand nombre ou encore du plus petit nombre des puissants’. Si la politique n’est plus ordonnée au bien commun, elle perd sa légitimité. Dépourvue des fondements anthropologiques nécessaires pour affronter la pandémie et la crise sociétale qui l’enveloppe, elle risque, comme l’affirmait Jean-Paul II, de sombrer dans un ‘totalitarisme sournois’. »

« La peur de la mort conduit à des résolutions hygiénistes encadrées par une tentative de survie économique », regrette ainsi Mgr Aupetit. Pourtant, « l’homme ne se limite pas aux conditions sanitaires et matérielles ». Pour que l’après-Covid soit meilleur, il ne faudra donc plus chercher à nous « protéger » mais à « changer de perspective ». Non plus « se battre contre la mort, mais apprendre à se battre pour la Vie. Il faut retrouver le sens du bien commun, le sens d’une écologie intégrale. Il faut œuvrer à une conversion politique, économique, sociale et religieuse respectueuse de la dignité de l’homme. La dernière encyclique du pape François, Fratelli tutti, offre des indications précieuses pour entrer dans ce chemin de conversion ».

– Vous regrettez l’effacement de la mort dans nos vies. À quoi le voyez-vous, et comment l’expliquez-vous ?

On cherche à effacer la mort par peur de nos limites, de nos faiblesses, de notre vulnérabilité. Notre société est marquée par la mise à l’écart des personnes âgées, des personnes avec un handicap, des pauvres, des malades et des mourants. En marginalisant ces personnes, on se coupe des racines de notre humanité. Chacun de nous a été un embryon dans le sein de sa mère et chacun de nous sera un jour un mourant. Le début et la fin de la vie, la vulnérabilité, sont les lieux précis où l’humanité se révèle à elle-même. La vitalité et la créativité d’une société se mesurent à sa capacité d’intégrer les limites humaines en choisissant la vie. La peur de la mort exprime au fond la peur de vivre. Les gens ne meurent pas tant du Covid que de la solitude. Les mesures sanitaires et le traitement médical ne nous dispensent pas des gestes gratuits et salutaires, de la tendresse et du réconfort qui soutiennent le malade dans son combat. Le don de la vie fait de nous des frères en humanité.

– Comment une juste intégration de la mort dans nos vies pourrait-elle donner goût à la vie ? En quoi se soucier de la mort élargirait-il la saveur et la profondeur de nos jours ?

La mort fait partie de la vie. C’est dans la mesure où l’on vit que l’on peut aussi consentir à notre condition limitée. Chacun de nous fait l’expérience d’une puissance de vie qui s’exprime au cœur de notre faiblesse. Ce miracle est à l’œuvre dans le cœur de tout homme. On peut être découragé, souffrant, malade, extrêmement limité, mais il y a cependant une dimension dont on ne sera jamais privé : c’est l’amour. Jusqu’au bout nous demeurons libres d’aimer. Comme médecin et ensuite comme prêtre, j’ai fait l’expérience de tant de gestes de réconciliation, de tendresse, vécus jusque dans le dernier souffle. C’est l’amour qui ouvre à la vie et à une vie toujours plus profonde, plus grande, plus large, plus haute, à une vie que l’on appelle la vie éternelle. Nous avons reçu la vie par amour, nous la donnons par amour. Aimer, c’est sans cesse choisir la vie pour la donner. Vivant le célibat pour le Royaume de Dieu, la vie dont je suis le témoin auprès du peuple qui m’est confié, c’est la vie de Dieu, l’amour que je désire leur communiquer, c’est l’amour du Christ qui donne sa vie pour nous. C’est ce que nous célébrons dans l’Eucharistie. Le Seigneur se donne à travers les espèces du pain et du vin. Il se rend présent dans notre quotidien. Chaque jour est marqué par le plus grand des miracles : la Résurrection du Christ. Cela veut dire qu’il n’y a pas une limite, une faiblesse, une souffrance, une mort qui ne soit déjà intégrée dans la vie éternelle. Le croyons-nous ?

– Vous nous invitez à mourir à soi-même. Que cela veut-il dire ? N’est-ce pas risquer de s’oublier ? Risquer de ne pas faire fructifier nos talents personnels ?

Nous sommes imprégnés par cet individualisme ambiant où chacun ne pense qu’à sa réussite personnelle. Quelle illusion. S’il nous est donné de vivre, d’être là où nous sommes, de faire ce que nous faisons, n’est-ce pas aussi grâce à nos parents, à nos amis, à nos communautés de vie, aux générations qui nous précèdent ? Nous sommes infiniment redevables et nous manquons de gratitude. Lorsqu’on se souvient de tel geste ou parole d’autrui qui a pu être décisif, on sait à quel point on est responsable de son frère et de sa sœur. On ne donne la vie qu’en mourant à soi-même, c’est-à-dire en aimant au-delà de soi-même. C’est ainsi que les talents fructifient.

– Dans le contexte actuel, qu’est-ce que la fête de la Toussaint et la Commémoration des défunts peuvent nous enseigner de spécifique ?

Je souhaite que ce temps puisse être pour chacun un temps d’action de grâce. Il est bon de se souvenir des gestes, des actes, des visages de personnes proches et plus lointaines qui nous précèdent dans la vie éternelle afin de redécouvrir leur présence à nos côtés. Car la vie éternelle, c’est déjà ici et maintenant. Ces mots de saint Jean-Paul II peuvent nous aider à entrer dans ce mystère de la communion des saints [la communion entre les vivants et les morts NdlR] : « ‘Ce que vous faites, c’est à moi que vous le faites.’ Les actes humains vont bien au-delà de l’entourage et du périmètre social et politique. Tout acte humain passe par Jésus-Christ et, par lui, atteint les autres jusqu’aux extrémités du monde. Car ce que je fais en bien ou en mal, c’est d’abord à lui que je le fais. Entre moi et mon prochain, ou cet inconnu au loin que je ne rencontrerai jamais, il y a sa personne, que je ne vois pas et qui est la première à recueillir mes larmes ou à recevoir mes coups, qui retentissent jusqu’au fond du ciel. En prenant ma nature d’homme, il m’a mis en communication avec la totalité de l’univers visible et invisible, des vivants et des morts, et la violence que je crois commettre dans l’ombre fait frissonner au loin un ange inconnu. Mais le plus faible mérite acquis par sa grâce ira lui aussi au plus démuni, qui sans me connaître attend mon bon vouloir, instruit ou ne sachant rien de cette réversibilité spirituelle qui fait du pauvre le créancier permanent du riche. Depuis l’incarnation, les actes humains ont une répercussion infinie. C’est ainsi que je me représente la communion des saints. »

Bosco d’Otreppe est journaliste à « La Libre Belgique », responsable de la page « Débats » et de l’actualité religieuse. Ce texte a été publié le 1-11-20 sous le titre « Regarder la mort en face, c’est aussi contempler la beauté de la vie ». Source : https://www.lalibre.be/debats/opinions/regarder-la-mort-en-face-c-est-aussi-contempler-la-beaute-de-la-vie-5f9c4b617b50a6525bb1fa5f. Le livre de Mgr Aupetit s’intitule « La mort, méditation pour un chemin de vie » et a été publié chez Artège.