Nous publions ici la lettre ouverte que Jean-Jacques Durré a adressée récemment à la députée Sophie Rohonyi. Le genre littéraire de la lettre ouverte ou du courrier des lecteurs possède des règles qui lui sont propres (cf. un article précédent sur didoc). Ces textes se veulent brefs, clairs, incisifs, souvent humoristiques, maniant le paradoxe et les exemples parlants, tout en évitant l’argumentation exhaustive des publications scientifiques. Le texte ci-dessous en est une bonne illustration.
Chère Sophie,
Permettez-moi de vous appeler par votre prénom puisque nous habitons la même commune et que vous étiez venue sonner à ma porte pour tenter de me convaincre de vous apporter ma voix lors des élections communales d’octobre 2018. Vous voilà donc aussi, depuis mai dernier, siégeant au Parlement fédéral comme députée. Dans cette prestigieuse enceinte, vous avez pris à bras le corps les problèmes liées à la laïcité et à la bioéthique. C’est à ce titre que je vous écris cette lettre ouverte, non pour contrer vos idées, mais parce que je pense que vous vous trompez de combat.
Vous vous dites athée. Je suis croyant pratiquant. Nous partons donc de postulats différents, mais notre objectif est le même, du moins je l’espère : à savoir contribuer à la construction d’une société plus juste, où l’équité devrait être prépondérante.
Venons-en à vos récentes interventions. D’abord celle sur la dépénalisation totale de l’avortement et partant de transformer l’intervention volontaire de grossesse en simple « acte médical ». C’est un dossier complexe et douloureux, dans lequel tant de critères entrent en ligne de compte. Comme tous, y compris les chrétiens, je comprends la détresse de certaines femmes face à des situations qui sont catastrophiques. Mais, ce qui me gêne dans votre proposition, c’est que vous prévoyez que le délai maximum de douze semaines pour pouvoir avorter, prévu par la loi, soit prolongé à dix-huit voire vingt-quatre semaines. Ne sauriez-vous pas que le cœur est le tout premier organe fonctionnel du corps humain, dès les débuts de la vie utérine ? Le cœur d’un embryon humain se forme à partir du seizième jour de grossesse et les premiers battements apparaissent moins d’une semaine plus tard, dès le vingt-deuxième jour. Et qui dit battement de cœur, dit aussi « vie ». Voilà pourquoi l’Eglise entend protéger cette vie en construction. Soi-dit en passant, car vous semblez bien mal connaître cette Eglise qui me porte, elle condamne l’acte car il met fin à la vie, mais JAMAIS la personne ! Si vous connaissiez le nombre de jeunes femmes ayant recours à l’IVG qui viennent consulter ensuite un prêtre, un diacre ou même un évêque ! Car c’est aussi un fait que les partisans de l’IVG occultent : la détresse de ces mères en devenir, qui interrompent leur grossesse. Comme toute militante pro-IVG vous mettez en avant « le droit des femmes à disposer de leur corps ». Un droit que personne ne conteste, puisqu’ici il ne s’agit pas de cela. Ce dont il s’agit, c’est le droit à la vie d’un enfant à naître ! C’est tout ! Le reste n’est que sémantique.
Vous allez plus loin encore en voulant réduire le temps de réflexion laissé pour prendre la décision d’avorter ou non. Selon la loi, un délai de six jours de réflexion au moins doit être respecté entre l’entretien préalable et l’intervention en elle-même sauf s’il existe une raison médicale urgente. Vous voulez le ramener à… 48h ! Pourquoi ? De peur que la patiente ne change d’avis ? Pensez-vous que ce soit une décision facile à prendre ? Enfin, cerise sur le gâteau, si vous me permettez l’expression, vous demandez que soit aussi supprimée l’obligation d’information par rapport à l’adoption, partant du principe que « c’est infantilisant ». Certes, les femmes savent que cette possibilité existe, mais lorsqu’on est dans la détresse d’une grossesse non voulue, y songent-elles ? Par ailleurs, votre projet veut aussi instaurer un délit d’entrave pour ceux qui empêcheraient un médecin de pratiquer une IVG, je lis par-là que certaines institutions hospitalières d’obédience chrétienne pourraient se voir condamner pour empêcher que l’on mette fin à la vie de l’enfant en leur sein. Est-ce là votre conception de la démocratie et de la liberté de conscience de chacun(e) ?
Votre deuxième combat est celui d’inscrire le principe de laïcité dans le Constitution belge. Un thème que revient fréquemment. En Belgique, l’Etat est neutre et la séparation entre l’Eglise et de l’Etat est bien réelle. Si je m’oppose à l’inscription de la laïcité de notre Constitution, c’est parce que dans notre pays, la laïcité organisée est reconnue comme organisation philosophique non confessionnelle, à l’inverse de la France, et que ses conseillers sont payés par le ministère de la Justice, tout comme les prêtres. Pour avoir interviewé plusieurs fois Hervé Hasquin, historien, ancien parlementaire et ministre, secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie Royale de Belgique, qui ne cache pas son appartenance à la franc-maçonnerie et ses convictions laïques, voici ce qu’il déclare : « Le principe de laïcité n’est pas nécessaire pour la bonne conduite de notre pays. La nôtre (c-à-d la laïcité) en Belgique, n’en déplaise à quelques têtes mitrées du courant laïque, est vraiment plurielle. Dès lors, à quoi servirait-il sur le plan juridique de la couler dans notre charte fondamentale ? ». Et de poursuivre : « Le contexte conflictuel qui ne manquera pas de se renforcer pourrait surtout donner du grain à moudre aux islamophobes de toute espèce. »
Dans son livre intitulé « Inscrire la laïcité dans la Constitution belge ? » (Académie royale de Belgique, 140 pp., 7 €) — que je vous conseille vivement de lire —, Hervé Hasquin se retourne contre les laïques car il estime que « le risque est réel que le combat des démocrates contre les barbares ne soit perçu comme un combat chrétien contre l’islam. Et la laïcité pourrait être instrumentalisée par les extrémistes. Le conditionnel n’est plus de mise Outre-Quiévrain : la radicalisation de certains laïques a ouvert une brèche dans laquelle s’est engouffrée la droite extrême et l’extrême droite de l’Hexagone qui ont récupéré la laïcité » (sic). Si vous désirez réécouter les interviews radio de Hervé Hasquin, dans l’émission « En débat », vous pouvez vous rendre sur le site de Cathobel (vous ne risquez rien) ou sur rcf.be (pas de danger non plus). Elles y figurent en podcast et vous noterez au passage l’ouverture qui est la nôtre. Sa conclusion est claire (et ce sont ses mots) : « Il ne faut pas inscrire la laïcité dans la Constitution ! »
Je terminerai cette missive en abordant le dernier de vos « combats » : le financement des cultes. Dans l’émission CQFD, sur la RTBF en radio et en télévision — qui fut un beau moment de journalisme biaisé et trompeur dans la mesure où on interroge Caroline Sassegesser, présentée à juste titre comme chercheuse au CRISP mais en omettant de préciser qu’elle est chargée de cours à l’ULB et qu’elle a publié différents ouvrages par l’intermédiaire du Centre d’Action Laïque ! — vous partez d’un chiffre pour justifier une modification du financement des cultes, à savoir celui de la fréquentation régulière des messes dominicales, soit 5%. Si on s’en tenait effectivement à ce seul pourcentage, je pourrais vous comprendre. Mais c’est faire fi de tous ces animateurs pastoraux qui ne comptent pas leur temps pour visiter les prisonniers, les malades, les personnes âgées dans les homes, les isolés, les personnes en fin de vie, les plus fragiles de notre société. Que ce soit ici ou à l’étranger. Avez-vous pensé à cela ? Voilà aussi à quoi sert l’argent versé à l’Eglise de Belgique : à soulager les maux et douleurs de notre monde. Cela semble vous échapper. La fréquentation des messes et lieux de culte ne sont que la face émergée d’une immense masse de solidarité, qui se pratique sans faire parler d’elle mais dont l’importance est vitale.
Mon âge me permet de vous donner un conseil : avant de s’attaquer à un dossier, il faut en connaître toutes les composantes. Vous ne connaissez pas l’Eglise, ni l’Evangile. C’est un droit de chacun de suivre ou non le Christ. Mais avant de vous en prendre à elle, essayez de découvrir la beauté de son message, la réalité quotidienne de ce que pratiquent les clercs et autres laïcs engagés : aimez-vous les uns les autres ! C’est tout ce que je vous souhaite.
Jean-Jacques Durré est rédacteur en chef des Médias Catholiques. Il a publié cette lettre sur Facebook. Sophie Rohonyi, est députée pour le parti Défi.