Fondatrice de l’association Clarifier et spécialiste du monde arabe, Annie Laurent répond à quelques questions pour clarifier notre situation face à un islam déroutant.
— Quelle est votre analyse sur la situation de l’islam en France et en Europe après les attentats de l’année 2015 (Charlie, Hyper Casher et Bataclan) ?
Pour moi, ces agressions (et n’oublions pas Toulouse, Montauban et Grenoble, ainsi que les attentats manqués dans le Thalys et l’église de Villejuif) sont le signe évident de la faillite de la France et de l’Europe en ce qui concerne l’intégration des musulmans. Ce qui me frappe c’est que le recours à la violence se déploie parmi les jeunes générations issues d’ascendants immigrés musulmans qui, il y a quarante ou cinquante ans, semblaient vouloir vraiment devenir pleinement français, c’est-à-dire adopter nos mœurs, notre culture et nos traditions, autrement dit aimer la France avec tout ce qui la constitue. Aujourd’hui, on assiste à un rejet croissant et massif, voire haineux, de tout cela. En se réislamisant, en s’organisant sur le mode communautariste, en multipliant les revendications confessionnelles, les musulmans de France expriment leur refus de s’assimiler, démarche qui relève d’une volonté libre, comme l’explique très bien Malika Sorel-Sutter dans son dernier livre, Décomposition française (Fayard), dont je recommande la lecture. Le plus terrible à mes yeux c’est que nos élites, par leur aveuglement et leurs utopies idéologiques, ont favorisé cette évolution dangereuse qui menace la cohésion nationale et la paix civile. La déchristianisation et le développement de l’indifférentisme religieux ont aussi leur part dans ce processus délétère qui conduit tant de nos jeunes compatriotes à se faire musulmans et même à s’enrôler dans le djihad. Il faut le reconnaître et l’Église en France doit en tirer les conséquences. Pour répondre précisément à votre question, l’islam est en France mais il n’est pas de France et c’est pareil pour le reste de l’Europe.
— Quelle réponse devons-nous apporter politiquement à cette violence et à la guerre engagée par l’État islamique ?
Je pense tout d’abord que nos dirigeants doivent opérer des révisions en profondeur en ce qui concerne nos rapports avec le monde musulman, rapports marqués du sceau de l’hypocrisie, de l’injustice et de la soumission. Il faut cesser de se prévaloir de la démocratie et des droits de l’homme d’un côté, comme on l’a fait sans aucune légitimité en Libye puis en Syrie, tout en maintenant par ailleurs des échanges avec des régimes, comme ceux de la péninsule Arabique, qui violent ouvertement ces principes. La richesse de ces derniers, ainsi que le profit que nous pouvons en retirer, ne doivent plus servir de prétexte à fermer les yeux sur leurs entraves aux libertés les plus élémentaires. Il y a là de notre part une attitude incohérente et profondément immorale qui ne peut qu’inspirer le mépris des sociétés islamiques à notre égard. Nous devons aussi arrêter de céder au chantage de la Turquie et oser dire au Président Erdogan que son pays ne peut pas adhérer à l’Union européenne, tout simplement parce qu’il n’est pas européen, ce qui n’empêcherait pas d’instaurer des partenariats dans certains domaines. Les Turcs, comme les Arabes musulmans, observent nos faiblesses et ils en profitent pour accélérer l’islamisation de l’Europe. Les révisions géopolitiques qui s’imposent exigent du courage et de l’humilité. Je sais qu’il n’est pas facile de reconnaître que l’on s’est trompé mais tel est le prix à payer pour retrouver des relations saines avec les États et les peuples musulmans et pour obtenir leur respect. Ces changements pourraient rejaillir positivement sur l’attitude de nos compatriotes musulmans envers les pays européens qui les ont généreusement accueillis. Il s’agit là d’un combat de longue haleine mais sans ces révisions l’action militaire ne suffira pas pour gagner la guerre que nous livrent les djihadistes de l’État islamique et d’autres mouvements apparentés.
— La laïcité à la française vous semble-t-elle en mesure de répondre aux défis posés par la présence de l’islam en Europe ?
Absolument pas ! D’abord parce que l’islam ne distingue pas le temporel et le spirituel, suivant en cela l’exemple de Mahomet qui exerça à Médine « le principat et le pontificat », selon la formule bien choisie d’un intellectuel français d’origine tunisienne, Abdelwahab Meddeb, décédé voici un an. Ensuite parce que notre laïcité s’est transformée en laïcisme, c’est-à-dire en une idéologie antireligieuse, qui rejette Dieu de l’espace public et bafoue la loi naturelle par des législations iniques. En France, on a perdu de vue le fait que la « saine laïcité » se caractérise par « l’unité-distinction » des deux pouvoirs et non par leur séparation radicale, comme l’enseignait Benoît XVI dans son exhortation apostolique Ecclesia in Medio Oriente (14 septembre 2012). La laïcité à la française nous fragilise donc aux yeux des musulmans qui s’empressent de proposer leur propre modèle, même si celui-ci est loin d’atteindre l’idéal proposé par l’Évangile et la doctrine sociale de l’Église. Dans ce domaine aussi, des révisions déchirantes doivent être opérées par nos élites.
— On constate aujourd’hui davantage un état de sidération qu’une réelle prise de conscience vis-à-vis de l’islam. N’y a-t-il pas urgence à se former à ce sujet ?
Oui, une formation est indispensable, même s’il ne s’agit pas pour chacun de devenir un savant en islamologie. Il convient d’acquérir une connaissance minimum des principes de ce système qui se présente comme un tout, englobant une doctrine religieuse et des règles socio-politiques. Seule une formation correcte et objective permet de découvrir cette spécificité. Contrairement à une idée trop répandue, le Coran n’est pas apparenté à la Bible. Il emprunte à la Bible — et c’est ce qui trompe tant de personnes, y compris chez les chrétiens — mais il offre une perspective qui lui est étrangère, voire opposée. L’islam ignore, et combat même, les grandes réalités de la révélation chrétienne, comme la Trinité et le salut en Jésus-Christ. De sa conception du Dieu Un et seulement Un, d’un Dieu que l’on ne peut pas connaître, y compris dans l’au-delà, découle une anthropologie radicalement différente de l’anthropologie chrétienne, dont nos compatriotes agnostiques ou athées bénéficient aussi. Cette réalité, essentielle, est trop méconnue, ce qui entraîne de graves conséquences sur la coexistence entre les musulmans et les membres d’autres religions ou ceux qui refusent l’existence de Dieu. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai publié un tout petit essai sur la question : L’islam peut-il rendre l’homme heureux ? (Artège). Autrement dit, il n’est pas indifférent d’être musulman ou non-musulman en tant que citoyen d’un état comme la France. Saisir ces réalités constitue la voie obligée pour adopter des postures réfléchies et raisonnables, et ne pas céder à l’emprise de l’émotion et de la passion.
— À ce titre, que propose votre association au titre révélateur ?
L’association « Clarifier » (www.associationclarifier.fr), que j’ai fondée avec quelques amis en 2009, a pour objectif d’apporter des éléments de clarté sur tous les éléments qui constituent l’islam : doctrine, anthropologie, histoire, politique, société, famille, droit, etc. Il s’agit avant tout d’une proposition pédagogique. Nous insistons sur la précision, démarche indispensable à l’heure où les mots et les concepts ont perdu leur véritable sens et où se développent tant de confusions. Nous tenons aussi à éviter toute approche polémique afin de respecter les musulmans en tant que personnes. Tout cela est illustré par notre devise, empruntée à saint Paul : « La charité met sa joie dans la vérité » (1 Co 13, 6). Personnellement, je considère que la vérité est le premier critère de la charité. Notre démarche s’inscrit résolument dans l’héritage chrétien qui a façonné notre civilisation. Concrètement, nous nous tenons à la disposition de ceux qui le désirent pour donner des sessions de formation, des conférences, des consultations. Cela s’adresse aux élus locaux, aux chefs d’entreprises, aux journalistes, aux professionnels de différents secteurs, aux paroisses et aux établissements d’enseignement catholique, etc.
(…)
— De nombreux prêtres et évêques semblent projeter sur l’islam une vision chrétienne de la religion. N’est-ce pas la cause d’une mauvaise compréhension de cette religion ?
Certainement ! Je pense que l’équivoque provient des « emprunts bibliques » dont j’ai déjà parlé. Après tout, le Coran parle de Dieu, d’Abraham, des prophètes, de Jésus et de Marie, des fins dernières, du bien et du mal. On oublie alors que des noms et des mots identiques peuvent ne pas avoir le même sens dans le christianisme et dans l’islam. Mais l’équivoque provient aussi, je crois, d’une certaine conception de la théologie des religions mise en place depuis cinquante ans. Celle-ci tend trop souvent à considérer toute religion comme authentiquement révélée par Dieu selon des modalités différentes. Dieu s’adapterait ainsi à la variété des contextes culturels de l’humanité. Mais si l’on adopte cette approche on n’est plus dans la vérité. Votre question vaut aussi pour les responsables politiques. Par exemple, l’État a suscité l’organisation du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), croyant appliquer à l’islam les modalités propres au catholicisme. Autrement dit, le CFCM serait l’équivalent de la Conférence des évêques de France, la mosquée serait l’équivalent de l’église ou du temple. Il en va de même pour les aumôneries. L’islam ignorant le concept de médiation n’a pas institué le sacerdoce et les sacrements. L’erreur consiste donc à appliquer à l’islam des critères d’inspiration chrétienne. Cela conduit à une impasse.
Cette interview avec Annie Laurent est parue le 10 décembre 2015 (dans Société) sur le site web de l’Homme Nouveau.