Nous faisons face à l’émergence d’une nouvelle orthodoxie, qui n’admet pas la contradiction. Dans cet article, que nous publions en deux parties, l’auteur analyse les stratégies de l’intolérance face au débat intellectuel.
Un sujet tabou
Une manière de défendre la propre hégémonie est de retirer un sujet du débat social. On pourrait imaginer que, dans une société pluraliste, tout le monde a le droit d’exposer ses propres idées et de lutter pour elles. Eh bien, non. Il suffit de voir les réactions aux tentatives de l’actuel gouvernement espagnol pour changer la loi sur l’avortement, avec la même légitimité avec laquelle les gouvernements antérieurs l’ont modifiée.
Mais la tentative de changer ce qui est établi est dénoncé comme une attaque aux droits des femmes. On ne veut pas débattre sur la question de savoir si la loi a causé trop d’avortements, ni si le fœtus est une vie humaine, ni s’il est protégé par la loi, ni s’il y a d’autres moyens de résoudre un possible conflit de droits… Il suffit de dire que c’est un droit de la femme. Les femmes qui sont contre ne comptent pas. L’avortement se transforme ainsi non plus en un droit, mais un tabou qui ne peut être sujet de débat.
Les « phobies », ça ne se discute pas !
Un autre expédient commode pour éviter le débat consiste à qualifier les opinions contraires de « phobies ». Ceux qui les soutiennent souffrent d’un trouble, d’une débilité mentale, qui les amène à avoir une réaction irrationnelle. Il n’y a donc aucune discussion possible avec eux. Redéfinir une idée comme « phobie » annule le débat.
Bien qu’ils ne soient pas les seuls, ceux qui sont passés maîtres dans l’art de ce recours facile sont les mouvements gays. Ils ont même obtenu l’approbation de lois contre l’« homophobie », ce qui est en soit une contradiction, car s’il s’agit d’une phobie pathologique, qui en souffre n’est pas responsable de ses actes.
Mais le qualificatif d’« homophobe » ne sert pas seulement à étiqueter les groupuscules radicaux qui maltraitent ou insultent les homosexuels. Par extension, il est utilisé aussi pour discréditer d’office ceux qui s’opposent à certaines des propositions du mouvement gay. Si tu penses que le mariage et les unions homosexuelles ne sont pas la même chose, si tu penses qu’il est préférable pour un enfant d’être élevé par un père et une mère plutôt que par un couple du même sexe, si tu as des réserves morales envers la conduite homosexuelle, il est fort probable que tes idées soient qualifiées d’« homophobes ».
On empêche ainsi toute possibilité de débat et d’entente. Comme l’a écrit Frank Furedi : « Le refus systématique de prendre au sérieux les capacités mentales des opposants constitue le comble de l’étroitesse d’esprit. Quand les gens refusent de soumettre leurs raisonnements à l’examen public avec l’excuse que les opposants sont mus par la “haine” ou par la “phobie”, il est difficile de clarifier les questions en débat et la vérité demeure obscure. On termine ainsi submergés dans la phobie du débat ».
Pour Furedi, ces accusations de « phobie » font penser à la façon de procéder dans l’ex-Union Soviétique, où certains dissidents furent placés en asiles psychiatriques. Dans la société actuelle, plutôt qu’à la réclusion, on a recours à la stigmatisation ou à l’imposition de diverses formes d’incapacité culturelle ou sociale. Il est curieux que ceux-là même qui ont fait pression pour que l’homosexualité ne soit pas considérée comme une maladie psychiatrique inventent aujourd’hui une « phobie » qui suppose de nier la santé mentale des autres.
Agitez un slogan
Un débat exige toujours des arguments et des répliques, des nuances et des données, ce qui est laborieux. Une manière de s’épargner tout ce travail, c’est d’élaborer un slogan qui diabolise la position contraire et tue la discussion. Un exemple : la tentative de réforme de la gestion d’un service de l’Etat-Providence — la Santé, l’Education,… —, en l’ouvrant à la concurrence ou en en modifiant les conditions de travail, peut être discréditée au cri de « privatisation ». De cette manière, l’attention est détournée vers la question de savoir si une entreprise va gagner une part de marché, et elle ne porte plus sur la qualité du service au citoyen ou la possible diminution de coût du service.
Quand on confronte le slogan avec la réalité, cela finit toujours mal. Par exemple, bien qu’en Espagne l’enseignement public ait toujours été majoritaire et mieux financé par l’Etat que l’enseignement privé conventionné, les syndicats s’insurgent souvent contre la volonté de « privatisation » de l’enseignement qu’ils attribuent au gouvernement, national ou régional (en fonction de qui est au pouvoir).
Cependant, les chiffres nous disent que l’enseignement public dans les niveaux non-universitaires est passé de 67,3% d’élèves pour l’année 2007-08 à 68,3% pour 2012-13. A l’Université, le nombre d’élèves est en baisse depuis trois ans, tant à cause de la réduction de la population des jeunes que des possibles effets de l’augmentation du minerval de l’enseignement public. Mais il ressort aussi que les universités privées accusent une baisse d’élèves plus importante que les universités publiques. On pourrait s’insurger contre l’« étatisation » !
Une autre façon de faire taire l’adversaire est de l’affubler d’un qualificatif inventé en son temps pour disqualifier les charlatans. Ainsi, l’étiquette de « négationniste », traditionnellement utilisée pour réprouver ceux qui, contre toute évidence, ont rejeté la réalité de l’holocauste juif, a été recyclée pour mettre hors-jeu ceux qui doutent de ce qu’on appelle le « changement climatique ». Il ne manque certainement pas de preuves de l’altération du climat par l’activité humaine, mais il est certain aussi que les opinions divergent sur l’amplitude du changement, ses conséquences et les manières d’y faire face. Mais plutôt que d’entrer dans ce débat, on donne pour acquis que l’adversaire est un « négationniste », c’est-à-dire quelqu’un qui agit avec mauvaise foi et avec lequel il est inutile de discuter.
Tu me détestes
Une autre variante pour réduire l’adversaire au silence, même par voie pénale, est de qualifier ses propos de hate speech ou discours de haine. Le simple fait de désapprouver le style de vie d’un groupe ou de se distancer publiquement de ses revendications, équivaudrait à une attitude méchante qui ne peut être motivée que par la haine. En invoquant divers motifs — le racisme, le sexisme, la xénophobie, l’homophobie, … —, plusieurs groupes essaient que l’Etat punisse non pas les actions mais bien les propos que ces groupes considèrent diffamatoires.
Par exemple, la proposition Lunacek approuvée récemment au Parlement Européen comme « feuille de route de l’UE contre l’homophobie et la discrimination pour motifs d’orientation sexuelle et d’identité de genre », demande expressément aux Etats d’« adopter une législation pénale qui prohibe l’incitation à la haine pour motifs d’orientation sexuelle et d’identité de genre ».
Ce qui pose le problème de définir ce qu’est l’incitation à la haine, du moins si on ne veut pas l’identifier tout simplement avec les sentiments de celui qui se sent offensé. Ceux qui proposent de pénaliser le « discours de la haine » ont l’habitude d’invoquer le dommage social causé par l’expression de ces idées racistes, sexistes … Mais la loi pénale exige que le délit soit bien spécifié. La liberté d’expression et de conscience, et la capacité d’agir conformément à ses convictions, ne doivent pas être entravées à seule fin d’éviter que quelqu’un ne soit dérangé par les critiques d’autrui.
Les soupçons sur les véritables intentions de ceux qui invoquent le hate speech se renforcent quand on observe qu’il s’agit d’habitude de groupes qui ne voient pas d’inconvénient à utiliser le langage le plus virulent contre leurs adversaires ou qui recourent à l’activisme le plus intolérant, comme les activistes guerrières de Femen quand elles défendent leurs causes.
Ignacio Aréchaga est le directeur de l’agence Aceprensa. Cet article a été publié sur le site de cette agence sous le titre « Les façons d’intimider. L’intolérance d’une nouvelle orthodoxie ». Source : http://www.aceprensa.com/articles/modos-de-intimidar/. Ce texte a été traduit de l’espagnol par Carine Therer. La première partie de cet article se trouve ici.