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Comprendre le monde contemporain (10/10)

26 août 2014

« La passion pour la vérité » est le dernier d’une série de dix articles. Dans ces textes, différents auteurs tentent une réflexion sur les idées qui configurent le monde actuel de la philosophie, de la science et de la culture, sur les principes qui orientent aujourd’hui notre manière de voir et d’agir. Ils s’interrogent aussi sur les atouts et les défis du message chrétien dans une culture postmoderne.

 

« Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? » Ayant dit cela, il sortit de nouveau pour aller vers les Juifs (…) » (Jn 18, 38).

Pilate a posé la bonne question à Jésus, mais il n’a pas pris la peine d’écouter la réponse. Cela nous arrive souvent : nous sommes trop affairés pour nous intéresser aux questions fondamentales. Le relativisme contemporain ajoute qu’il est illusoire de chercher la vérité.

Et pourtant, est-il vrai qu’il soit illusoire de chercher la vérité ? Et, plus fondamentalement encore, pouvons-nous vivre sans vérité, sans une perception authentique de la réalité des choses, et surtout sans savoir qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons ? Et si ces questions nous semblent vaines, parce que soi-disant sans réponse, est-il vrai qu’elles soient vaines ?

Il faut nous rendre à l’évidence : la question de la vérité est incontournable. Elle s’impose dans chacune de nos pensées, de nos paroles et de nos actions. S’il n’est pas vrai que le soleil se lève chaque matin, alors tout change. Et tout change également s’il est faux que les saisons se succèdent, que nous ne pouvons vivre sans manger, boire et dormir, qu’il faut s’arrêter devant un feu rouge, que Napoléon a existé, que 2+2=4, de ce que le tout est plus grand que sa partie, etc.

Sans vérité, tout acte humain est suspendu dans le vide. Sans vérité, nous allons à la ruine : est-il vrai que la valeur de l’or va monter en bourse ? Ou va-t-elle descendre ? Il se peut que la question vous indiffère … et que vous perdiez beaucoup d’argent. Pour tel poison, l’antidote est-il le produit X ou le produit Y ? Il se peut que cela ne vous intéresse pas, mais vous pouvez en mourir.

On peut aussi subir l’étouffement de l’âme, quand elle se voit privée de réponses aux questions essentielles. S’il n’y a plus de sens à la vie, il n’y a plus de norme à suivre. S’il n’y a plus de vérité qui sauve, il n’y a plus de salut. On assiste alors à la lente asphyxie de l’âme, plongée dans une ambiance raréfiée, privée de l’oxygène du vrai.

Or la foi dans le Christ, qui est la Vérité, prétend nous offrir le salut. Elle revendique le pouvoir de guérir notre raison et de sauver notre liberté : « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples. Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 31-32).

S’il est vrai que la foi permet à notre raison d’être pleinement elle-même, alors peut s’instaurer un cercle vertueux, où la raison cherche sincèrement à comprendre la foi et la foi ouvre à son tour la raison aux vérités essentielles. Alors peut se raviver un feu qui couve au fond de chacun : la passion pour connaître la vérité, pour l’incarner et la proclamer.

Passion pour connaître la vérité

Au moyen âge, l’université est née de la passion pour la vérité, stimulée par la foi. Les grands intellectuels ont toujours été des hommes et des femmes passionnés par une compréhension fidèle de la réalité des choses. Ils aspirent à l’adéquation parfaite entre le réel et la lumière de la raison, ce qui, dans le chef du sujet connaissant, constitue la définition classique de la vérité.

Il nous faut récupérer la confiance dans la possibilité de connaître le réel tel qu’il est, aussi l’être des choses, c’est-à-dire leur dimension métaphysique, qui dépasse les contours étroits des sciences exactes.

Concernant les vérités fondamentales, comme celles du salut, il nous faut redécouvrir une saine philosophie, où la raison est ouverte à ce qui la dépasse, et nous intéresser à l’apologétique, qui étudie scientifiquement les présupposés de la foi.

Il importe d’être ouverts au don de la foi, « une force purificatrice pour la raison elle-même, qu’elle aide à être toujours davantage elle-même » (Benoît XVI, Discours à l’Université La Sapienza, 17-1-08), et d’accueillir le don de l’Esprit, qui « vous guidera dans toute la vérité » (Jn 16, 13). Le don de sagesse, le plus grand des dons de l’Esprit-Saint, nous fait participer du regard de Dieu sur la réalité, le seul regard absolument vrai.

Passion pour incarner la vérité

L’ambition de connaître le vrai suppose le désir d’être vrai (et vice-versa…). A l’inverse, le menteur et l’hypocrite se ferment à la lumière de la vérité. Il en est ainsi parce que les vertus assurent le lien entre la raison et l’agir.

La vertu qui nous rend vrais s’appelle véracité, une vertu d’une grande exigence. En voici quelques manifestations :

  • avoir horreur de toute forme de mensonge, de toute tentative de travestir la vérité à mon avantage ou au détriment de l’autre
  • me montrer tel que je suis, en acceptant mes défauts, renonçant à paraître meilleur que je ne suis et à toute forme d’hypocrisie
  • reconnaître mes gaffes et mes erreurs : avouer sans détour que je me suis trompé ou accepter avec gratitude les indications et les corrections d’autrui. Les gens ne me reprocheront pas d’avoir commis une erreur, mais bien d’avoir voulu l’occulter
  • éviter la fausse charité — la lâcheté — de taire une vérité qui est importante pour autrui, même si elle est pénible à entendre ; apprendre à dire la vérité avec charité ; vivre la correction fraternelle (cf. Mt 18, 15)
  • éliminer de mon « arsenal de défense » toute forme de justification ou d’excuse : si je suis vrai, je n’ai pas d’« image » à défendre
  • ne rien affirmer dont je ne sois pas sûr et reconnaître sans ambages mon ignorance dans certains domaines, car je ne peux tout savoir (les personnes qui ont un avis sur tout jouissent de peu de crédit)
  • ne faire aucune promesse, si petite soit-elle, sans la ferme intention de la tenir, comme il sied à une personne loyale, fiable, crédible ; si je n’ai pas tenu ma promesse, m’en excuser
  • proscrire les jugements téméraires, qui, fondés sur des données fragmentaires, font injure à la vérité et blessent la charité ; dans un conflit, ne jamais juger sans avoir entendu les deux parties
  • ne prendre aucune décision sans disposer des éléments d’appréciation pour trancher : la précipitation heurte l’exigence d’agir en connaissance de cause
  • tenir un langage clair et simple : « (…) que votre parole soit : Oui, oui, non, non. Ce qui est en plus de cela vient du Malin » (Mt 5, 37)
  • être décidé à ne jamais rougir de mes convictions ; chercher la vérité en tout et ne pas en craindre les conséquences, même si elles sont pénibles (« Je n’ai pas péché contre la lumière », disait Newman)
  • invoquer l’Esprit-Saint, à l’heure de scruter ma conscience, car j’ai besoin de sa force et de sa lumière pour me connaître.

Pour le chrétien, « être vrai », c’est aussi penser et agir depuis la foi, depuis la conviction d’être enfant de Dieu, promis à une éternité d’Amour au ciel, depuis la prière et l’Eucharistie, depuis le sacrement qui restaure la vérité au plus intime de nous-mêmes, le sacrement de la Pénitence. Chez le chrétien, l’action surgit de la contemplation.

Passion pour proclamer la vérité

Dans la culture relativiste, proclamer des vérités fondamentales — comme celles de la foi — est perçu comme une attitude arrogante, irrationnelle et intolérante.

Alors, dans ce contexte, comment faire de l’apostolat ? Comment transmettre la foi aujourd’hui ? Nous avons déjà traité de ces questions dans un article précédent de cette même série. Qu’il nous suffise de rappeler ici quelques considérations.

Il nous faut tout d’abord lever un malentendu, et ensuite apporter une précision. Le malentendu : la vérité que nous transmettons n’est pas le fruit d’une élaboration humaine. C’est une révélation de Dieu reçue avec gratitude, et un don à partager (on ne peut garder pour soi la vérité qui sauve). La précision : la vérité que nous proclamons est une personne, la Personne de Jésus-Christ, et cette Personne est l’Amour. Il n’y a pas de Vérité plus aimable.

Pour témoigner du Christ, il n’y a qu’une méthode : être saint, être pleinement identifié au Christ, être le Christ qui passe au milieu des hommes, pouvoir dire comme saint Paul : « si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Les saints sont les premiers évangélisateurs, car ils ne révèlent ni leurs idées ni leur personne, mais le visage du Christ.

Une dernière remarque : la « passion pour la vérité » est une expression à double sens. Cette passion est un enthousiasme, une ferveur, mais aussi un combat, une souffrance pour la vérité. Le « martyr », selon l’étymologie grecque, est le témoin, mais il est aussi celui qui souffre pour son témoignage. Le pape Benoît XVI nous le rappelle dans Spe Salvi (n. 38) : (…) la capacité d’accepter la souffrance par amour du bien, de la vérité et de la justice est constitutive de la mesure de l’humanité, parce que si, en définitive, mon bien-être, mon intégrité sont plus importants que la vérité et la justice, alors la domination du plus fort l’emporte ; alors règnent la violence et le mensonge ».

Allons-nous avoir peur de combattre et de souffrir pour la vérité ? Ce serait d’abord ignorer l’avertissement de Jésus : « (…) celui qui me reniera devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux » (Mt 10, 33). Craindre de suivre les pas du Christ, c’est aussi manquer la joie de nous identifier pleinement à Lui : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi »(Mt 5, 11). La passion pour la Vérité, c’est la passion pour le Christ.

Stéphane Seminckx est prêtre, Docteur en Médecine et en Théologie