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Comprendre le monde contemporain (9/10)

1 août 2014

« Comment parler de Dieu aujourd’hui ? » est le neuvième d’une série de dix articles. Dans ces textes, différents auteurs tentent une réflexion sur les idées qui configurent le monde actuel de la philosophie, de la science et de la culture, sur les principes qui orientent aujourd’hui notre manière de voir et d’agir. Ils s’interrogent aussi sur les atouts et les défis du message chrétien dans une culture postmoderne.

 

Est-il possible de parler de Dieu dans une culture qui se désintéresse du vrai et du bien ? L’Eglise peut-elle encore ouvrir la bouche quand tout principe d’autorité est remis en cause ?

Le christianisme n’est pas une idéologie

Avant de tenter de répondre à ces interrogations, il faut peut-être prévenir un malentendu. Comme disait le cardinal Ratzinger (Via Crucis du Colisée, 25-3-05), la postmodernité nous situe « au milieu de la décomposition des idéologies ». Dans ce contexte, toute prétention de vérité est accueillie avec scepticisme. Le message chrétien lui-même risque d’être reçu comme une idéologie parmi d’autres. Mais la foi n’est pas une idéologie, elle n’est pas un système fermé de pensée, élaboré par les hommes. Elle ne relève pas non plus de la mythologie.

Ce que les chrétiens vivent et proclament ne naît pas d’une idée humaine, mais d’une initiative divine, d’un Dieu qui vient à leur rencontre, de ce Dieu dont saint Paul disait : « je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m’a aimé et qui s’est livré lui-même pour moi » (Ga 2, 20). Toutes les religions naissent d’une quête de Dieu. Mais, dans le christianisme, c’est d’abord Dieu qui vient à la rencontre de l’homme.

L’incarnation du Verbe, sa passion, sa mort, sa résurrection sont des faits historiques. Ils sont à la racine de la foi. Vérifier leur crédibilité est l’objet de l’apologétique, une science dont il nous faut redécouvrir toute l’importance.

Mais ce préalable ne suffit pas, car il faut davantage que des arguments scientifiques pour toucher des cœurs méfiants et désabusés. Du reste, la foi n’est pas la simple réponse à une démonstration rationnelle.

Elle possède une double dimension : elle est adhésion à une vérité mais aussi, et avant tout, adhésion à Celui qui révèle cette vérité, à Celui qui est la Vérité (cf. Jn 14, 6). Comme le disait Benoît XVI : « À l’origine du fait d’être chrétien il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive » (Deus Caritas est, n. 1)

Découvrir le visage du Christ est plus actuel que jamais, car l’image est aujourd’hui plus puissante que la parole. Dans sa publicité, la revue Paris Match utilise le slogan « le poids des mots et le choc des photos ». Aujourd’hui, il semble qu’il faille privilégier « le choc des photos ». Avant d’expliquer ce que l’on croit, il faut le faire voir.

L’urgence de la sainteté

C’est ce qui fait dire à Jean-Paul II dans Novo Millenio ineunte (n. 16) : « “Nous voulons voir Jésus” (Jn 12, 21). Cette demande, présentée à l’Apôtre Philippe par quelques Grecs qui s’étaient rendus en pèlerinage à Jérusalem à l’occasion de la Pâque, résonne aussi spirituellement à nos oreilles en cette Année jubilaire. Comme ces pèlerins d’il y a deux mille ans, les hommes de notre époque, parfois inconsciemment, demandent aux croyants d’aujourd’hui non seulement de “parler” du Christ, mais en un sens de le leur faire “voir” ».

Il n’y a qu’une manière de rendre Jésus visible : c’est d’être nous-mêmes, malgré nos limitations et nos faiblesses, une image rayonnante du Christ. C’est la sainteté qui rend le Christ présent parmi les hommes. Il faut que nous puissions dire, comme saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20), et qui devient donc visible en moi.

Voici comment Jean-Paul II décrivait l’apôtre de notre temps : « Il faut des hérauts de l’Evangile experts en humanité, qui connaissent à fond le cœur de l’homme d’aujourd’hui, qui participent de ses joies et de ses espoirs, de ses angoisses et de ses tristesses, et qui soient en même temps contemplatifs, amoureux de Dieu. Pour cela, il faut de nouveaux saints. Les grands évangélisateurs de l’Europe ont été les saints. Nous devons supplier le Seigneur d’augmenter l’esprit de sainteté dans l’Eglise et de nous envoyer de nouveaux saints pour évangéliser le monde contemporain » (Jean-Paul II, discours à des évêques européens, 11-10-85).

Saint Josémaria disait la même chose, avec d’autres mots : « Un secret. — Un secret à crier sur les toits : ces crises mondiales sont des crises de saints.Dieu veut une poignée d’hommes “à Lui” dans chaque activité humaine. — Après quoi… pax Christi in regno Christi — la paix du Christ dans le règne du Christ » (Chemin, 301).

Dans une autre pensée du même livre, il explique le lien entre apostolat, évangélisation et vie intérieure : « Il faut que tu sois “homme de Dieu”, homme de vie intérieure, homme de prière et de sacrifice. — Ton apostolat doit être un débordement de ta vie “en dedans” » (Chemin, 961).

Et cet apostolat, explique saint Josémaria, ne se réalise pas en première instance avec les foules, mais dans la relation d’amitié, de confiance, de personne à personne, qui surgit dans le cercle familial, dans le cadre professionnel, dans le milieu social, etc. La véritable amitié suppose de partager le bien qu’on possède avec celui qu’on aime. Et quel bien plus grand le chrétien peut-il partager avec ses proches, si ce n’est le Christ ?

Rendre l’Amour de Dieu visible

L’évangélisation rend visible ce qui est invisible, à savoir la vie de Dieu en nous. Ce « débordement », dont parle saint Josémaria, est à rapprocher du raisonnement du pape François dans Evangelii gaudium : « C’est seulement grâce à cette rencontre — ou nouvelle rencontre — avec l’amour de Dieu, qui se convertit en heureuse amitié, que nous sommes délivrés de notre conscience isolée et de l’auto-référence. Nous parvenons à être pleinement humains quand nous sommes plus qu’humains, quand nous permettons à Dieu de nous conduire au-delà de nous-mêmes pour que nous parvenions à notre être le plus vrai. Là se trouve la source de l’action évangélisatrice. Parce que, si quelqu’un a accueilli cet amour qui lui redonne le sens de la vie, comment peut-il retenir le désir de le communiquer aux autres ? » (n. 8).

Professer le christianisme ne se limite pas à se réclamer d’une certaine culture, de quelques valeurs, de l’appartenance à une « niche » sociologique. Nous devons redécouvrir le sens radical du mot « chrétien », « christianus », celui ou celle qui est du Christ, qui appartient au Christ, qui vit du Christ, qui reflète la lumière Christ : « Ne dis pas : “Il m’est impossible d’influencer les autres”, car si tu es chrétien, il est impossible que cela ne se produise pas. De même que ce qui est dans la nature est incontestable, de même ici : c’est un fait qui appartient à la nature du chrétien. N’insulte pas Dieu. Si tu dis que le soleil ne peut pas briller, tu insultes Dieu. Si tu dis que le chrétien ne peut pas être utile, tu insultes Dieu, tu en fais un menteur. Il est plus facile pour le soleil de ne pas dégager de chaleur ou de lumière, il serait plus facile à la lumière d’être identique aux ténèbres que pour le chrétien de ne pas briller. Ne dis pas que c’est impossible : c’est le contraire qui est impossible. N’insulte pas Dieu. Si nous orientons bien notre vie, tout cela se fera, par une sorte de conséquence naturelle. La lumière du chrétien ne peut échapper à personne, un flambeau aussi brillant ne peut être caché par personne. » (Saint Jean Chrysostome, Homélie sur les actes des apôtres).

C’est en sortant de nous-mêmes que nous révélons aux autres « l’image et la ressemblance » (cf. Gn 1, 26) de Dieu qui est imprimée en nous, car Dieu est Amour. Il est un Dieu qui « sort » de Lui-même pour nous créer et pour nous sauver, parce qu’il nous aime.

Il y a une réalité toute particulière qui reflète l’image et la ressemblance de Dieu : la famille chrétienne. Benoît XVI a dit du mariage qu’il « est appelé à être non seulement l’objet, mais aussi le sujet de la nouvelle évangélisation ». Dès l’origine, Dieu a inscrit son « image et sa ressemblance » dans l’alliance conjugale et dans la famille. Dieu lui-même est une « famille », dans la communion d’amour et de vérité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Cette « famille » divine se reflète dans la famille chrétienne, qui est comme la « vitrine » de l’Amour de Dieu. Elle rend l’Amour de Dieu visible et crédible. Elle est le lieu d’apprentissage de la charité, de la cohérence avec la vérité. Elle est comme un phare dans la nuit : il n’y a pas d’idéal qui attire plus que la famille. Il n’y a pas de meilleure réponse à la désespérance. Le célibat pour le Royaume, loin de contredire ce témoignage, le renforce : l’Amour de Dieu est si grand qu’il peut appeler à renoncer à une réalité aussi grande que le mariage.

Un atout supplémentaire : la « crise »

A quelque chose, malheur est bon. On nous parle beaucoup de « crise » ces dernières années. Pour en sortir, il faut changer quelque chose, il faut nous changer nous-mêmes, il faut sortir du conformisme et du « politiquement correct », ce qui, en langage chrétien, s’appelle « conversion » : « Le mot grec pour “se convertir” signifie : repenser, remettre en question son propre mode de vie et le mode de vie ordinaire ; laisser entrer Dieu dans les critères de sa propre vie ; ne plus juger uniquement selon les opinions courantes. Se convertir signifie par conséquent : ne pas vivre comme tout le monde vit, ne pas faire ce que tout le monde fait, ne pas se sentir justifié dans des actions douteuses, ambiguës ou mauvaises par le fait que les autres font de même ; commencer à regarder sa propre vie avec les yeux de Dieu ; et de là, chercher le bien, même s’il est dérangeant ; ne pas s’en remettre au jugement des multitudes, des hommes, mais au jugement de Dieu, autrement dit : chercher un nouveau style de vie, une vie nouvelle » (J. Ratzinger).

Stéphane Seminckx est prêtre, Docteur en Médecine et en Théologie.