« Le sens de l’histoire » est le cinquième d’une série de dix articles. Dans ces textes, différents auteurs tentent une réflexion sur les idées qui configurent le monde actuel de la philosophie, de la science et de la culture, sur les principes qui orientent aujourd’hui notre manière de voir et d’agir. Ils s’interrogent aussi sur les atouts et les défis du message chrétien dans une culture postmoderne.
Tout homme cherche des réponses aux questions essentielles de l’existence. Au risque de vivre dans l’angoisse, il veut savoir d’où il vient, où il va, et quel sens donner au temps qui passe, quelle direction suivre sur le chemin de l’existence.
Les penseurs de la postmodernité remettent en cause le cadre classique hérité de la révélation chrétienne : la création, l’irruption de Dieu dans le temps, notre destinée éternelle. A sa place, ils proposent une acceptation résignée du présent, qui n’ouvre aucune perspective et sème les germes du désespoir.
1. La compréhension chrétienne de l’histoire
Face à cette vision nihiliste, le christianisme proclame que seul Dieu donne un sens à l’histoire. Déjà, le monde juif, celui de l’Ancien Testament, proposait une histoire qui a son origine en Dieu et qui s’achemine vers une plénitude qui coïncide avec la venue du Messie.
Pour saint Paul, cette plénitude, qui coïncide avec la naissance du Fils de Dieu, est aussi « plénitude du temps », que Jean-Paul II commente ainsi : « En réalité, le temps s’est accompli par le fait même que Dieu, par l’Incarnation, s’est introduit dans l’histoire de l’homme. L’éternité est entrée dans le temps : peut-il y avoir un “accomplissement” plus grand que celui-là ? Peut-il même y avoir un autre “accomplissement” ? » (Lettre apostolique Tertio Millenio adveniente, 10-11-94, n. 9). La « plénitude du temps » n’est pas un simple moment favorable sur la ligne de l’histoire : elle est l’Eternel Lui-même qui vient racheter notre temps en lui donnant sa plénitude, sa dimension éternelle.
Le temps présente un paradoxe : le temps que je prétends posséder m’échappe continuellement, comme les grains du sablier qui s’écoulent inexorablement. La vocation chrétienne nous situe dans un temps vécu dans le Christ, dans l’Eternel. Ce temps n’est plus rongé par la finitude terrestre : il devient un « trésor accumulé dans le ciel » (cf. Mt 6, 20). C’est tout le sens de l’espérance chrétienne, qui possède déjà, bien qu’imparfaitement, ce qu’elle espère.
Notre vie se situe dans le temps qui nous est offert pour répondre à l’amour de Dieu, ou le refuser, un temps de préparation et d’épreuve, en vue de la seconde venue du Christ. L’Eglise, dans l’histoire, est le signe et le sacrement du salut (c’est-à-dire le signe qui rend ce salut effectif).
La « fin des temps » verra le bien triompher pleinement sur le mal. Elle comblera notre absolu d’espérance, transcendant toutes nos espérances relatives, purement terrestres.
2. L’articulation de l’histoire de l’humanité et de l’histoire du salut
La parabole du bon grain et de l’ivraie peut nous éclairer. Aux serviteurs qui proposent d’arracher d’emblée l’ivraie, semée par l’ennemi, le maître de maison répond : « Laissez croître ensemble l’un et l’autre jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : “Ramassez d’abord l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au froment, amassez-le dans mon grenier.” » (Mt 13, 30).
Cette parabole évoque les considérations suivantes :
- nous sommes les véritables acteurs de notre vie et de l’histoire (c’est nous qui semons et récoltons) ; notre liberté et notre responsabilité personnelles sont effectives
- la vie humaine et l’histoire sont marquées par le progrès et les crises, par la lutte du bien et du mal ; il est bon et légitime de mener une bataille pacifique pour le progrès et le bien ; ce combat contribue à notre propre achèvement, dans le Christ
- mais nous ne pouvons prétendre instaurer le paradis sur terre (comme dans l’hérésie du « millénarisme ») : c’est une illusion, car la fin de l’histoire humaine ne se situe pas « dans » cette histoire. Jusqu’à la fin, il y aura de l’ivraie
- l’histoire s’achemine vers l’éternité, où le maître fera la récolte et séparera le bon grain de l’ivraie, image du jugement dernier où les bons seront récompensés et les méchants punis. Nous sommes destinés à une plénitude de bonheur, mais dans le « grenier » du maître de maison, c’est-à-dire le ciel : « Tu nous as fait, Seigneur, pour toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi » (St Augustin, Confessions, 1, 1).
En d’autres mots, l’histoire humaine et l’histoire du salut s’entrecroisent, mais sans se confondre.
3. Comment expliquer la réalité du mal ?
La question précise est la suivante : comment concilier l’affirmation d’un Dieu qui est bon avec la réalité des catastrophes naturelles, des maladies et de la mort, des injustices, etc. ?
La pensée humaine, confrontée à ce problème depuis toujours, a élaboré diverses solutions. Le bouddhisme, par exemple, propose de se soustraire à l’être, et donc, à la souffrance. Certains philosophes, comme Spinoza, tentent de noyer le mal dans une conception universelle qui tend à le rendre insignifiant. D’autres nient l’existence de Dieu ou le réduisent à une réalité impersonnelle (la « réalité ultime »).
Le récit de la Genèse nous révèle l’existence d’un Dieu créateur qui vit « tout ce qu’il avait fait, et voici cela était très bon » (1, 31). C’est l’être humain, tout entier contenu en Adam, comme en un germe, qui a fait mauvais usage de sa liberté, perturbant l’ordre initial voulu par le Créateur. Mais Dieu n’abandonne pas sa créature et promet d’emblée un Sauveur.
Ce récit est un mystère, comme la réalité du mal, du reste. Il nous coûte de comprendre que nous partagions la culpabilité d’Adam. Mais ce dernier n’était que « la figure de celui qui devait venir » (Rm 5, 14). Si nous ne partageons pas sa culpabilité, nous ne pourrions pas partager non plus les mérites du nouvel Adam, le Christ : « Ainsi donc, comme par la faute d’un seul la condamnation est venue sur tous les hommes, ainsi par la justice d’un seul vient à tous les hommes la justification qui donne la vie » (Rm 5, 18).
C’est précisément dans la douleur — en portant sur ses épaules la souffrance de toute l’humanité — que le Christ a sauvé l’humanité. Et il l’a sauvée en révélant un Amour d’une telle force — force divine — qu’il a vaincu la mort, archétype du mal. A la Pentecôte, le Christ nous a envoyé son Esprit, qui nous fait participer de son triomphe sur le mal.
Désormais, la souffrance — qui fait toujours partie intégrante de l’histoire de l’humanité — possède un sens, une force de salut, un pouvoir de rédemption. Cette affirmation, qui défie l’imagination humaine, se trouve au cœur du message que le Christ nous a révélé : « Les Juifs exigent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse ; nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils, mais pour ceux qui sont appelés, soit Juifs, soit Grecs, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui serait folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes, et ce qui serait faiblesse de Dieu est plus fort que la force des hommes » (1 Co 1, 22-25).
Là où notre sagesse humaine ne voit que mystère et contradiction, la foi chrétienne offre une synthèse admirable entre le temps et l’éternité, entre le début et la fin, entre la réalité du péché et l’action de la grâce.
Stéphane Seminckx est prêtre, Docteur en Médecine et en Théologie.