« Postmodernité, relativisme et vérité » est le quatrième d’une série de dix articles. Dans ces textes, différents auteurs tentent une réflexion sur les idées qui configurent le monde actuel de la philosophie, de la science et de la culture, sur les principes qui orientent aujourd’hui notre manière de voir et d’agir. Ils s’interrogent aussi sur les atouts et les défis du message chrétien dans une culture postmoderne.
On peut étudier la philosophie en Belgique sans jamais entendre prononcer le mot « vérité ». Ce vocable est banni par la mentalité postmoderne, caractérisée par le relativisme. Dans cet article sont reprises certaines idées déjà publiées dans Christianisme, vérité et relativisme.
1. Le problème du relativisme
Par l’attitude de sa conscience face à la vérité, le « relativiste » se distingue de la personne qui se trompe.
Qui se trompe n’adopte pas nécessairement une attitude inadéquate face à la vérité. Qui prétend par exemple que deux plus deux font trois peut défendre cette position parce qu’il en est convaincu, bien qu’en réalité il se trompe. Et, pour prendre un autre exemple, qui prétend que Jésus-Christ n’a jamais évoqué sa divinité, qu’il n’est qu’un brave rabbin moralisateur ou un opposant au régime romain, peut l’affirmer parce qu’il pense sincèrement que c’est vrai, même si ce ne l’est pas. Dans ces deux exemples, la personne part de la conviction que la vérité est connaissable : ceux qui l’atteignent ont raison, dans la mesure où ils l’ont atteinte, et ceux qui ne l’atteignent pas ont tort. Mais, dans les deux cas, avec ce genre de personne, on peut discuter.
Le « relativiste », par contre, prétend que les réalités qui ont trait au sens profond de l’existence humaine — aussi les réalités divines — sont substantiellement inaccessibles, et qu’il n’existe pas de voie unique pour s’en approcher. Pour les exprimer, chaque époque, culture ou religion utilise ses propres concepts, théories, symboles ou métaphores. Ces expressions peuvent parfois se contredire, mais auraient cependant toutes la même valeur. Il s’agirait de différentes façons d’évoquer de manière très imparfaite des réalités que l’on ne peut pas connaître. En définitive, aucun des systèmes conceptuels religieux n’aurait une valeur absolue de vérité. Ils sont tous dépendants de l’histoire et de la culture, c’est-à-dire « relatifs ». Et, comme ils sont « relatifs », ils sont équivalents, et même complémentaires pour s’approcher d’une réalité, qui par nature reste cachée.
2. Une parabole bouddhiste
Une parabole bouddhiste (empruntée à Joseph Ratzinger, Foi, vérité, tolérance, Parole et Silence, Paris 2005, pp. 171 ss) illustre bien la vision relativiste. Il y avait un roi aux Indes qui convoqua tous les aveugles de naissance de la ville et les plaça autour d’un éléphant. Il fit toucher la tête de l’éléphant par quelques aveugles et dit : « Ceci est un éléphant ». A d’autres aveugles il dit la même chose, en leur faisant toucher la trompe, les oreilles ou la queue. Le roi demanda ensuite à tous les aveugles de décrire un éléphant. Chacun donna une explication différente, selon la partie de l’éléphant qu’il avait touchée. Les aveugles commencèrent à se disputer. Ils en vinrent aux mains, ce qui divertit le roi.
Quelle est l’interprétation relativiste de cette parabole ? En résumé : nous sommes tous des aveugles de naissance. Nous courons tous le risque d’« absolutiser » une connaissance incomplète ou imparfaite, parce que nous sommes inconscients des limites intrinsèques de notre raison : c’est l’argument théorique du « relativiste ». Et si nous cédons à la tentation d’« absolutiser », nous perdons rapidement le respect de l’autre et devenons agressifs, ce qui est indigne de l’homme : c’est l’argument éthique du « relativiste ». C’est beaucoup mieux, dira-t-il, d’accepter le caractère relatif de nos idées, non seulement à cause des limites de notre savoir, mais aussi à cause des impératifs éthiques de tolérance, de dialogue et de respect mutuel. Le relativisme se présente lui-même comme la condition indispensable pour la démocratie et une société pacifique.
En référence aux deux exemples ci-dessus, le « relativiste » dirait : si moi je suis convaincu que deux et deux font trois, et toi que deux et deux font quatre, et un autre sept, c’est un constat : chacun a une vision limitée des choses ; nous ne nous disputons pour cela. Et si moi je crois que Jésus est un rabbin moralisateur et toi qu’il est vrai Dieu et vrai Homme, et encore un autre qu’il est un résistant anti-romain, c’est un constat : chacun a sa propre opinion ; nous ne nous querellons surtout pas pour cela. Le véritable enjeu — toujours selon ce raisonnement —, c’est que tous ensemble nous travaillions à un monde meilleur, dans le respect de la paix et de la nature. Pour le « relativiste », la vérité n’a donc plus aucune importance.
3. La vérité sacrifiée sur l’autel de la liberté
Etant donné que le « relativiste » prétend qu’on ne peut connaître la vérité objective, parce que celle-ci est relative à la culture ou à l’histoire, il niera aussi la vérité des jugements moraux, ainsi que la vérité des valeurs objectives, universelles ou absolues. Qu’il en soit conscient ou non, il lui manque aussi un fondement pour justifier définitivement ses choix éthiques et politiques. Rien d’étonnant, dès lors, qu’il ne soit pas toujours aisé d’avoir un échange rationnel de points de vue sur des thèmes d’éthique ou de politique. D’autant plus qu’on utilise souvent un langage pseudo-philosophique dont on ignore souvent le sens précis. L’ambiguïté du langage est le bouillon de culture du relativisme.
Dans l’optique relativiste, nier la vérité des valeurs universelles est indispensable pour sauvegarder la liberté. Le « relativiste » prétend que la pluralité des modes de vie nous place devant une alternative : « Soit tu renonces à la prétention complètement dépassée de juger les différents modes de vie et tu acceptes qu’ils sont équivalents, soit tu te singularises par ton intolérance. » La force de cet argument (formulé par Habermas) peut s’expliquer par le fait que, dans le cours de l’histoire, la liberté a souvent été sacrifiée sur l’autel de la vérité. « Chat échaudé craint l’eau froide » : la crainte de retomber dans la même erreur pousse à justifier l’attitude contraire, celle de sacrifier la vérité sur l’autel de la liberté.
4. La « dictature du relativisme » dans les débats
Tout cela se reflète dans la façon dont la personne « relativiste » discute avec ses interlocuteurs. Un exemple typique est celui de l’homosexualité : à qui défend le mariage comme union de personnes de sexe opposé, le « relativiste » opposera rarement des arguments en faveur de la thèse contraire. Son argument décisif portera sur l’accusation d’intolérance, de mentalité rétrograde ou de fondamentalisme religieux. Et s’il utilise des arguments en faveur du mariage homosexuel, ils manqueront souvent de rigueur ou de consistance. Ce qui compte pour lui, c’est que tous les modes de vie soient mis sur un pied d’égalité. Personne ne t’oblige à te marier avec une personne du même sexe, dira-t-il, mais si quelqu’un pense que le mariage homosexuel est un bien pour lui, laisse-lui cette liberté. C’est avec ce genre de raisonnement qu’on justifie et légalise d’autres comportements.
Bref, au nom de la liberté, on se croit en droit d’imposer aux autres un mode relativiste de penser : un mode de penser qui s’autojustifie comme une sorte de philosophie de la liberté. Qui n’adopte pas ce mode de penser sera marginalisé socialement. Ces considérations aident à comprendre l’expression de Benoît XVI : « la dictature du relativisme ». Il ne faut pas être naïf, en effet. Sous des apparences de tolérance, le relativisme mène bel et bien à un abus de pouvoir : dans la parabole bouddhiste, c’est le roi qui veut se distraire aux dépens des aveugles ; dans le contexte d’aujourd’hui, des majorités se dessinent pour manipuler l’opinion publique et le jeu politique au bénéfice de ses propres intérêts idéologiques. La force de la loi doit céder le pas à la loi du plus fort.
On peut critiquer la position du « relativiste » de plusieurs manières. Mais il faut éviter à tout prix de le confirmer dans sa position, en donnant l’impression que, pour nous, seule la vérité compte. C’est pourquoi il est essentiel de bien distinguer le plan théorique du plan éthico-politique : d’une part, la recherche de la vérité, et d’autre part, les normes et les lois, qui établissent ce qui est juste pour les personnes en tenant compte de la liberté personnelle et du bien commun. Défendre la vérité est une chose, légiférer et moraliser en est un autre. Le passage de l’un à l’autre doit se faire de manière prudente.
5. Le christianisme et le relativisme
Le relativisme est aussi un défi pour le christianisme ? Pourquoi ? Tout simplement parce que le christianisme revendique d’être la vraie religion. La religion chrétienne ne se présente pas comme un mythe, ni comme un ensemble d’habitudes qui seraient utiles pour la vie en société, ni comme une source d’inspiration pour la pensée positive, ni non plus comme une grande ONG avec des ambitions internationales. La foi chrétienne nous communique d’abord et avant tout la vérité sur Dieu — pas la vérité plénière, dans le sens où Dieu se connaît Lui-même —, ainsi que la vérité sur l’homme et le sens de sa vie.
Quand Jésus est interrogé par Pilate, il déclare de manière non équivoque qu’il vient révéler la vérité : « Moi, je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix » (Jn 18, 37) Mais sa revendication de la vérité est encore plus claire lorsqu’il se révèle comme celui qui connaît et communique la plénitude de la vérité divine : « Personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11, 27 ; cf. Jn 1, 18 et Col 2, 9-10). Il va même jusqu’à s’identifier avec la Vérité : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6).
L’espace vital de la foi chrétienne est la vérité. Sans l’oxygène de la vérité, la flamme de la foi s’éteint. Elle dépérit en se réduisant à une logique du « comme si » qui n’accorde de place qu’à la pensée faible, du type : « il est bon de nous comporter comme si Dieu nous avait créés et comme si nous étions tous frères issus d’un même Père ». Non, le christianisme a toujours maintenu clairement que Dieu a réellement créé le ciel et la terre et que nous sommes vraiment tous des enfants égaux en dignité devant Dieu. Oui, il revendique ainsi la vérité. Il dit même que le Christ est la révélation complète et définitive de Dieu, « rayonnement de sa gloire et empreinte de sa substance » (He 1, 3), l’unique médiateur entre Dieu et les hommes (cf. 1 Tm 2, 5). Le Christ n’est pas simplement le visage avec lequel Dieu s’est montré aux Européens.
Ne perdons pas de vue non plus que l’élan de l’évangélisation est né de la conscience d’avoir reçu un trésor de vérités destiné à tous les hommes. Si la foi chrétienne n’est qu’une variante culturelle de toutes les expériences religieuses de l’humanité, alors elle aurait dû rester confinée à sa culture et ne pas prétendre s’adresser aux autres. Mais c’est le contraire qui s’est passé, car, à la demande du Christ, l’Evangile a été proclamé à toutes les nations, en tant que « parole de vérité » (Col 1, 5 ; cf. Ga 2, 5.14). En d’autres mots, si les chrétiens d’aujourd’hui abandonnaient leur revendication de la vérité au profit de « l’esprit du temps », on arriverait à une situation absurde : ils abandonneraient précisément ce qui leur a permis de transmettre leur foi de façon si fidèle pendant des générations. Ne serait-ce pas la meilleure manière de galvauder ce trésor de la foi ?
6. Conclusion
La raison ne demande qu’à être mise à profit pour chercher la vérité. Celle-ci, loin de nous étouffer, nous libère de l’atmosphère irrespirable du subjectivisme, du « politiquement correct » et de la « dictature du relativisme » : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32).
Jacques Leirens est prêtre, Docteur en Médecine et en Philosophie.