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« Suis-je le gardien de mon frère ? »

12 mars 2010

« Où est ton frère ? », dit le Seigneur à Caïn qui vient de tuer Abel. « Je ne sais, dit-il. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9).

 

Cette réponse résonne comme un alibi ou une défense. Elle montre combien la relation de fraternité est structurante de notre humanité. Ne devrions-nous par répondre toujours « positivement » et nous « garder les uns les autres » comme des frère ? Aucun d’entre nous ne peut venir à l’existence, ni vivre, ni survivre sans l’aide d’autrui, sans rester dans une communion fraternelle de soins et d’attentions. Nous ne sommes pas tout-puissants et nous dépendons les uns des autres. Cette vulnérabilité est une «force » : elle est un signe qui nous est adressé pour entrer en relation avec les autres, pour faire le bien, pour aimer toujours plus. Nous pressentons cette vérité souvent plus profondément lorsque nous sommes face aux petits, aux malades, aux souffrants. Nous y sommes confrontés à l’origine et à la fin de toute vie humaine.

Même affaibli dans sa conscience ou dans sa volonté de vivre, celui ou celle que nous côtoyons en clinique ou à la maison, est toujours lié à nous par une égale dignité. La communion fraternelle est un fait puisque nous appartenons déjà à la même humanité. Elle est un appel éthique, surtout quand le malade se confie à nous dans sa faiblesse et dans ses demandes d’aide. Malgré les apparences que le corps humain prend à cause de la maladie ou de la mort qui approche, celui qui fait appel à nous, nous demande de « prendre soin » de lui parce qu’ensemble nous sommes de la même chair et, pour les croyants, nous sommes « enfants » du même Dieu et Père (1 Jn 3, 1). Celui qui souffre établit de manière au moins implicite un « contrat de confiance » entre lui et ceux auxquels il s’adresse et se confie. Un malade est une personne qui, de manière intime et proche, s’est abandonnée et confiée à d’autres personnes : ses proches, le personnel soignant, les médecins, un prêtre. La relation de soins est toujours à la fois médicale, familiale, fraternelle… Elle est toujours à la fois morale et spirituelle.

Les difficultés de la maladie et des traitements, les variations de la souffrance physique et morale, les décisions complexes et techniques, l’approche de la mort ne peuvent jamais nous faire « oublier » qu’il s’agit bien d’un frère ou d’une sœur en humanité. La dignité de la personne n’est pas une « idée » ou une « caractéristique » extérieure qui s’efface selon notre bon vouloir, nos sentiments contradictoires ou bien même selon des améliorations de la technique biomédicale ou des variations des lois de la société. Tout être humain est une « histoire sacrée ». L’homme est et reste, de l’origine à la fin de sa vie, créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 1, 27). Chacun de nous est « une merveille » aux yeux du Créateur (Ps 139, 14) et demeure cette « merveille » unique et personnelle sur ce chemin vers la vie éternelle et particulièrement durant toutes les étapes de cette « Pâque ».

« Prendre soin », c’est garder jusqu’au bout à l’esprit cette vérité de la relation de personne à personne. Il nous faut ainsi aiguiser notre regard sur autrui et entrer toujours plus dans une profondeur de mystère qui nous dépasse. Le corps malade, souffrant, agonisant, est celui d’un frère en humanité. Ce corps est « habité » d’un mystère personnel qui unifie ce qui semble « se perdre » ou se détériorer de manière irréversible. L’esprit s’en va, le corps est déchiré, l’organisme ne semble plus résister et fonctionner comme avant, mais la personne garde sa grandeur et sa beauté pour ceux qui cherchent à « voir et à comprendre » ce qui se passe devant eux.

Tout être humain est en alliance avec le Seigneur, qu’il le connaisse bien ou qu’il ne le connaisse pas encore. Dieu prend soin de chacun de nous car il est notre Créateur et notre Sauveur. Il nous a établis en « alliance » avec Lui dès notre conception. Il nous attend dans sa maison pour vivre éternellement en son amour. Ce grand désir de Dieu est une Bonne Nouvelle accueillie par les chrétiens et dont ils témoignent devant tous les hommes. Dire « oui » à Dieu, c’est finalement exprimer le désir de Le rejoindre. Tous les actes de nos vies nous acheminent vers cette rencontre. La mort est aussi un acte où l’être humain peut s’unir à Celui qui l’attend. Les circonstances de la mort peuvent varier. Nous n’en sommes pas les maîtres. Personne, à part le Christ, n’a vraiment fait l’expérience de la mort pour nous en parler. Mais nous percevons combien la mort est un « passage ». N’est-elle pas un carrefour où nous pouvons chercher et trouver l’essentiel de notre vie : une présence ? Comment poser un acte d’abandon à ce moment ? Comment accompagner celui ou celle qui nous quitte à un moment précis de son histoire et de la nôtre ? On le voit : « prendre soin » d’autrui acquiert un sens décisif et incontournable lorsque la mort survient. Nous sommes tous, de près ou de loin, appelés à être le « gardien d’un mystère » : d’un acte d’abandon et de confiance dans les bras de Dieu. Tous les soins et les traitements médicaux qui accompagnent ce passage doivent être marqués de cette tonalité et de ce respect affectueux.

Etre le gardien de son frère, c’est rester « éveillé » quand l’obscurité est tombée sur le corps, sur l’esprit, parfois dans le cœur. Le veilleur est celui qui attend l’aurore, les premiers rayons du soleil levant (Lc 1, 78) qui vient « visiter la terre ». Le veilleur attend dans la foi. Il prie dans la nuit mais il attend le jour. Souvent, nous sommes appelés à rester debout pour accompagner celui qui s’en va vers Dieu. Si nous restons éveillés, c’est pour souligner et parfois protéger une valeur : le visage personnel de celui qui souffre ou qui meurt. Face aux nombreuses contestations qui entourent les frontières de la mort et les actes à poser (euthanasie, suicide assisté, mort digne), il convient d’être vigilants et d’indiquer les enjeux personnels de tous les gestes et les paroles qui accompagnent celui qui part vers Dieu. Bien sûr, on surveille les machines, la disposition du corps du malade, les médicaments à prendre. Mais il nous faut veiller aussi sur son histoire, ses relations, les sentiments qu’il développe. Nous pensons particulièrement aux angoisses, aux peurs, aux combats spirituels qui rythment les paliers d’une maladie ou des derniers moments. Prendre soin, c’est garder et protéger ce qu’il y a de grand et de meilleur dans la personne malade. Parfois, nous ne le voyons plus très bien avec nos yeux de chair. Parfois, elle-même ne le perçoit plus et demande une délivrance qui n’est pas juste. Ainsi « garder son frère », c’est le garder de tout geste qui ne le respecte pas en profondeur. L’être humain n’appartient qu’à Dieu. Nous ne pouvons pas en prendre possession. Nous ne pouvons pas prendre à tort ou anticiper l’heure de sa mort. Il nous faut marcher avec lui en tenant le cierge pascal allumé : le témoignage que le Christ a vaincu toute mort et qu’Il prend soin de celui qui vient à Lui.

Alain Mattheeuws s.j. est Professeur de Théologie morale et sacramentaire à la Faculté de Théologie de la Compagnie de Jésus (IET, Bruxelles). Cet article est aussi paru dans la revue Sanctifier n. 2, avril-mai-juin 2010, pp. 10-12.