Les raisons de la crise mondiale actuelle évoquées par un prix Nobel d’économie.
Comme je l’ai écrit pour plaisanter, dans l’un de mes livres, la crise porte une étiquette made in USA. Nous avons exporté la philosophie de la dérégulation qui a causé la crise et lui a permis de s’étendre rapidement dans le monde entier, mais nous avons aussi exporté nos emprunts hypothécaires toxiques. Je remercie toujours les Européens pour avoir acheté nos emprunts toxiques et avoir fait en sorte que la crise américaine ne soit pas pire encore qu’elle n’est.
La situation est très grave. Actuellement, un Américain sur six qui voudrait avoir un travail à temps plein n’en trouve pas. Le taux de chômage officiel est légèrement en dessous de 10%, mais il masque le fait qu’un grand nombre de personnes ont accepté des emplois à temps partiel faute de mieux. Beaucoup se sont retirés de la course et, après avoir cherché du travail pendant un an sans en trouver, ont arrêté de chercher. Dans les statistiques officielles, ces personnes ne sont pas considérées comme des chômeurs, mais comme des « travailleurs découragés » . Pour la premières fois en Amérique, il y a un très grand nombre de ces chômeurs, qui n’ont plus d’emploi depuis très longtemps. 40% d’entre eux sont au chômage depuis plus de six mois et c’est un élément important car plus longtemps on reste au chômage, plus on puise dans ses économies et plus les compétences diminuent.
On s’accorde à penser que les Etats-Unis retrouveront un taux de chômage normal au milieu du siècle. Quand vous entendez dire que nous n’avons perdu que 36.000 emplois l’an dernier, et seulement 36.000, il faut vous rappeler que dans une année normale, nous aurions environ 150.000 nouvelles embauches.
En ce qui concerne les propriétaires de maisons, domaine dans lequel la crise a débuté, nous n’avons quasiment rien fait. Plus d’un Américain sur quatre doit rembourser un emprunt supérieur à la valeur de son habitation. Cela signifie que ce bien est devenu un passif. Cela aura des effets profonds et à long terme sur notre économie. L’Amérique a été l’un des marchés du travail les plus dynamiques. Les personnes déménageaient souvent pour changer d’emploi, mais l’on ne peut déménager que si l’on ne vend pas sa maison à perte. C’est donc aussi pour cette raison que le marché du travail est immobilisé.
L’une des choses qui dérangent le plus un économiste est le gaspillage des ressources, c’est-à-dire le déséquilibre entre ce que l’économie est en mesure de produire et ce qu’elle produit effectivement. Nous devons nous rappeler qu’aucun gouvernement n’a jamais gaspillé d’argent comme l’a fait ou l’a laissé faire le secteur financier privé américain, qui a gaspillé exactement trois milliards de dollars. Naturellement, dans une économie plus vaste, on peut gaspiller l’argent plus facilement, mais ce qui est ici particulièrement dérangeant est que cela est contraire à la manière dont les économies de marché devraient fonctionner. Et nous nous retrouvons à présent dans une situation mondiale de ralentissement économique, dans laquelle il existe des capacités immenses et dans le même temps des besoins insatisfaits.
La théorie de la « main invisible »
Ces deux cents dernières années, l’idée la plus importante en économie a probablement été la théorie d’Adam Smith de la « main invisible » . Si elle était vraie, ce serait merveilleux. C’est comme si la recherche de notre propre intérêt était conduite par une main invisible, au-dessus de la société. Cette idée est merveilleuse, parce qu’elle prétend que, dans une économie de marché, dans laquelle les entreprises recherchent la maximalisation du profit, la recherche par chacun de son propre intérêt produit des résultats positifs. Il n’y a pas besoin du gouvernement. L’aspect le plus important de cette théorie est qu’il n’y a pas besoin de l’éthique. La seule chose qui ne soit pas éthique est de ne pas être assez égoïste. Tout ce que l’on doit faire est comprendre quel doit être son propre intérêt, le rechercher avec avidité et toute la société ira pour le mieux. Je dois admettre que je souhaiterais que ce soit vrai, parce que la vie serait beaucoup plus simple.
L’un des aspects de la recherche théorique qui m’a conduit à recevoir le prix Nobel porte sur un ensemble de questions liées aux imperfections de l’information si répandues en économie et que j’appelle le « asymétries d’information » . Ce que j’ai démontré avec mon collègue Bruce Greenwald est que la raison pour laquelle la main invisible a souvent semblé invisible, c’est qu’en fait, il n’y en a pas. Elle n’existe pas. En d’autres termes, la recherche de notre intérêt ne conduit pas nécessairement à l’efficacité économique. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il existe encore des disciples d’Adam Smith, certains y croient encore. Même si malgré tout, je ne pense pas que quelqu’un puisse vraiment croire que la recherche avide de profit par des banquiers conduise au bien-être de notre société. Cet échec devrait nous faire réfléchir, il doit démontrer que la théorie qui a dominé pendant 225 ans est erronée.
La dimension éthique du marché
Une autre dimension qui, selon moi, n’a pas reçu l’attention nécessaire, est la dimension éthique ou morale.
Au fil des années, de nombreuses batailles ont été menées pour savoir ce qui était légal et ce qui ne l’était pas, des batailles, peut-on dire, pour un comportement éthique, dans lesquelles, pourtant, l’ont emporté ceux qui avaient un comportement non éthique. Certaines attitudes condamnables d’un point de vue éthique sont très complexes et difficiles à expliquer, d’autres sont d’une compréhension immédiate. Parmi les exemples les plus scandaleux, il y a le predatory lending, les « prêts prédateurs » . Dans presque toutes les religions, l’usure est condamnée, car elle représente une asymétrie de pouvoir contractuel. Demander 30, 40 ou 50% d’intérêts est considéré comme un abus. Or les taux sur les cartes de crédit sont de 30% par mois. Je veux dire que le taux annuel correspond à 30% par mois. Il s’agit d’un taux très lucratif et qui ne correspond pas à une simple rémunération du risque encouru. Même les limites de la loi sur l’usure sont ici dépassées.
Beaucoup sauront qu’aux Etats-Unis, nous avons ce qui s’appelle « Rent-a-Center » , où on vous dit « nous ne prenons pas d’intérêt, nous vous prêtons des meubles » . En réalité, ils ont changés les termes, mais c’est la même chose, car il s’agit d’un prêt à un taux d’intérêt de 50% ou plus. J’ai étudié le cas d’une femme qui a acheté pour 300 dollars de meubles. En deux ou trois ans, elle a payé 3.000 dollars et elle n’est toujours pas propriétaire de ses meubles. Le problème est vraiment dans la diffusion des prêts prédateurs. Une grande bataille a été menée pour tenter d’y mettre fin, mais les prédateurs ont gagné. La crise démontre que, dans un certain temps, ils ont été pris à leur propre piège. Ils ont été victimes de leurs propres machinations, mais nous aussi en avons été victimes, parce qu’en fin de compte, nous payons pour tout cela.
Un autre aspect important est celui relatif aux cartes de crédit, c’est-à-dire leur abus. En examinant les contrats de celle-ci, on comprend qu’il s’agit d’abus, perpétrés au dépens de personnes qui n’ont pas compris qu’en utilisant leur carte, ils finiront par payer 35 dollars pour une tasse de café. En outre, il se trouve que c’est chez les pauvres que ce type de pratiques bancaires engendre les plus gros profits. Cela en dit long sur l’éthique dans ce domaine.
Vérité et confiance
Un autre aspect dont j’ai parlé dans un travail précédent concerne la vérité. L’une des principales raisons de la création de certains des produits financiers a été de cacher ce qui était en train d’avoir lieu. L’exemple récent le plus célèbre est celui de la Goldman Sachs. L’idée de base était qu’il est acceptable de tenter de tromper le gouvernement et de ne pas payer d’impôts. Les banques et les sociétés de bilan ayant découvert le moyen de tromper le gouvernement, ont décidé de l’utiliser aussi pour tromper leurs propres investisseurs. Pensons à Enron. Ce qui a provoqué la crise à vaste échelle, c’est entre autres la disparition des lignes de compte dans les bilans. Ce qui est intéressant, c’est qu’au bout du compte, les banques elles-mêmes ne savaient plus quel était leur bilan. Elles savaient qu’elles ne pouvaient pas le connaître, et donc aussi qu’elles ne pouvaient connaître le bilan de personne d’autre et c’est la raison pour laquelle les marchés du crédit ont été gelés. Cela a énormément contribué à l’effondrement de l’économie.
Et, vu que l’on avait été si créatifs dans l’élaboration de ces produits trompeurs, on a essayé de les vendre. La Goldman Sachs a donc vendu à la Grèce un produit toxique pour être certaine que l’Union européenne ne puisse vraiment plus rien comprendre aux chiffres de ces bilans. Cela a si bien marché que nous ne connaissons pas véritablement l’étendue de l’escroquerie. Mais la conséquence est qu’une fois perdue la confiance, on ne peut même plus avoir confiance lorsque l’on devrait. Et c’est exactement ce qui est en train d’arriver dans notre système financier et dans notre société. Nous ne savons plus qui croire. Quand une société perd la confiance, cela a des conséquences sur la manière de travailler.
Il y a une autre question générale que je souhaite soulever. L’une des raisons pour lesquelles l’économie est si importante est qu’elle aide à façonner la société, les individus. Plusieurs études ont montré que plus les personnes étudient l’économie, plus elles deviennent égoïstes comme les économistes leur suggèrent de l’être.
Ce n’est pas une belle vision de la vie, mais je pense que c’est vrai. La conséquence réelle de cela se trouve dans les déclarations que le secteur financier a faites sur la motivation et sur le système des primes. Dans le secteur privé, par exemple, des prêts dans la construction de logements ont été accordés, qui nous ont coûté beaucoup d’argent et qui ont fait gagner beaucoup d’argent à ceux qui les accordaient, à travers des rétributions à la prime payées pour faire un travail mal fait. Réfléchissons sur la notion même de rétribution par prime. Que penserait-on d’un médecin qui au bon milieu d’une opération chirurgicale, vous demande le prix et vous dit : « Je commence à être vraiment fatigué . Je suis en train de vous extraire le cœur. Si vous voulez que je sois vraiment attentif à cette dernière partie de l’opération, il faut que vous me donniez un bonus, sinon je risque de me distraire » ? Nous le trouverions tout à fait inacceptable. Les banquiers disent que si nous ne pouvons leur donner que 5 millions de dollars, alors nous ne méritons que la moitié de leur attention. Si nous voulons 70% de leur attention, il faut leur donner 10 millions de dollars. Pour 80% de l’attention, il faut payer encore davantage.
Ce n’est qu’un exemple de la manière dont l’économie façonne notre société et de la manière dont nous acceptions ces comportements comme s’ils étaient naturels. Je ne sais pas si les banquiers sont stupides ou malhonnêtes. Mais il y a bien ici quelque chose de malhonnête. Si on analyse les bonus, on découvre qu’en réalité ce sont des encouragements à s’engager dans des entreprises excessivement risquées et dans des comportements myopes visant à faire gagner de l’argent aux dirigeants aux dépens des actionnaires, des détenteurs d’obligations et de n’importe qui d’autre dans la société. Il n’existe pas de bon système de bonus. Le savent-ils ? S’ils ne le savent pas, nous devons les critiquer et nous demander pourquoi ils devraient être si bien payés pour ne même pas savoir ce qu’est un bon système de bonus. S’ils le savent, il s’agit d’une escroquerie.
Tout cela soulève de nombreuses questions importantes sur l’organisation de notre société et sur le rôle du profit. Et je pense que la seule chose positive de cette crise est, peut-être, qu’elle a conduit à un ré-examen de la manière dont notre société et notre économie fonctionnent.
Le Professeur Stiglitz enseigne actuellement à la Columbia University . Cet article a été publié dans l’Osservatore Romano en langue française du 13-4-10, p. 7. Il reproduit des passages d’une conférence tenue par le prix Nobel d’Economie 2001 dans le cadre d’une rencontre sur la mondialisation à la lumière de l’encyclique Caritas in veritate , organisée à New York au siège des Nations Unies par la Mission de l’Observateur permanent du Saint Siège auprès de l’ONU et par la fondation Path to Peace . La retranscription a été assurée par Carlo Signore. Les intertitres sont de notre rédaction.