Quelle ligne suit le pape Benoît XVI dans la question douloureuse des abus sexuels de prêtres sur des mineurs ? Une réponse d’un intellectuel italien, sous forme de débat avec l’un de ses collègues.
Giuliano Ferrara est un des plus brillants intellectuels italiens, chef de file des sympathisants de Ratzinger. Il y a quelques jours, il a aimablement reproché au Pape —avec ce qu’il faut d’auto-ironie— d’être un peu « à côté de la plaque » sur la question des prêtres pédophiles, par excès d’esprit de conciliation. Le directeur du Foglio a ensuite renouvelé son cri d’alarme.
D’après lui, « les autorités ecclésiastiques compétentes et les laïcs libéraux, qui devraient avoir à cœur la liberté de l’Église (comme gage des autonomies civiles), ne veulent pas comprendre que la ‘transparence’, c’est-à-dire la reddition sans conditions face à l’incessante campagne laïciste sur la pédophilie du clergé, prépare le terrain à une atteinte symbolique de portée dramatique au cœur de l’institution ».
Ferrara voit dans ce qui s’est passé en Belgique la confirmation de sa thèse. Là-bas, en effet, on est allé jusqu’à perquisitionner la maison du cardinal Danneels, primat émérite du pays, accusé « de ne pas avoir dénoncé à temps l’évêque de Bruges qui avait démissionné au mois de janvier, sous le coup d’une accusation d’abus sur mineurs ». Au même moment, « les tombes d’un des grands théologiens du Concile Vatican II, Léon-Joseph Suenens, et de l’archevêque Joseph-Ernest Van Roey, étaient défoncées au marteau pneumatique à la recherche d’hypothétiques pièces à conviction ».
Ferrara a raison de dénoncer ces excès inouïs. Mais je ne suis pas d’accord pour dire que ces excès naissent de l’attitude jugée peu combattive du Pontife. Au contraire, c’est justement le choix très limpide du pape pour la transparence et pour la propreté dans l’Église qui fait apparaître dans toute leur absurdité injustifiée les agissements de l’inquisition belge.
D’ailleurs, le fait que Pierre se soit rangé résolument du côté des victimes a précisément fait taire les campagnes les plus anticléricales, amenant des journaux mêmes très critiques comme le New York Times à rendre hommage au courage du Saint-Père.
Le pape est le seul qui n’ait pas parlé de complots. Au contraire, il a défini comme une « grâce » cette tempête médiatique providentielle qui impose à l’Église de se purifier. Il faut reconnaître que ce qu’il est en train de dire et de faire est si élevé et prophétique que même le monde clérical ne le comprend pas et fait de la résistance. Ratzinger a pris à contre-pieds aussi bien ses sympathisants que ses adversaires.
Il a renversé le stéréotype usé et simpliste du « panzerkardinal » et a montré à tous la grandeur et la force de l’humilité. Il a montré ce qu’est un père qui sait pleurer avec ses enfants violés et souffrants, les embrassant au nom de l’Homme de Nazareth.
Il a également déjoué l’idée que s’étaient faite Ferrara et beaucoup d’autres de son pontificat, à savoir qu’il serait l’Ennemi du relativisme qui ronge et corrompt l’Occident et qu’il chapeauterait une Église fortement identitaire, capable de faire retrouver à cet Occident de solides racines idéologiques. A mon sens, il suffit d’avoir lu les livres du cardinal Ratzinger et surtout les textes du pape Ratzinger pour voir que cette idée n’est pas fondée. Mais le problème n’est pas avant tout d’ordre culturel.
Le « facteur » que Ferrara ignore (ce qui est évidemment son droit), mais qui pour Benoît XVI est déterminant, tout-à-fait décisif, n’est pas culturel : il s’appelle Jésus-Christ. Il s’agit de Sa présence vivante. C’est Lui qui explique tout, qui permet de comprendre tous les choix de Ratzinger, tout ce qu’il dit et fait. Si on oublie Jésus-Christ, on risque de se méprendre complètement sur ce pontificat.
Comment un sympathisant comme Ferrara peut-il voir dans la position du pape « une reddition sans conditions face à l’incessante campagne laïciste sur la pédophilie du clergé » ? Pour le motif très précis que Ferrara situe la bataille face à l’opinion publique et l’enjeu dans la réputation de l’Église, tandis que ce pape situe la bataille face à Jésus-Christ, seul juge, et l’enjeu du débat dans la vérité.
Si l’on met Jésus-Christ de côté —et il semble que ce soit l’idée de Ferrara—, l’Église devient une réalité humaine, ancienne et très noble, qui joue un rôle civilisateur depuis des millénaires, et qui est dépositaire de valeurs et d’identité. Dans ces conditions, un nombre très limité de fautes de ses représentants ne saurait lui faire accepter de subir le procès d’un monde moderne qui s’enfonce dans la dépravation et l’amoralité.
Mais Benoît XVI refuse radicalement une telle réduction. L’Église n’est pas la somme de ses membres, ni de ses mérites historiques. Elle n’est pas un ensemble de valeurs humaines, aussi anciennes et nobles soient-elles, et elle n’existe pas dans le monde pour revendiquer sa réputation.
L’Église est définie uniquement par la présence mystérieuse de Jésus-Christ, une présence vraie et opérante, parmi les siens. Devant Lui, le Saint, nous tous les chrétiens, sommes comme des chiffons sales. C’est Lui, et seulement Lui, que l’Église indique. C’est Lui le salut des hommes. C’est Lui la paix et le bonheur. L’Église n’existe que pour montrer au monde Son visage.
C’est pourquoi l’Église est la seule réalité qui —à l’inverse des partis, des États et des autres associations humaines—, n’a pas besoin d’exalter sa propre réputation : même si elle a en elle beaucoup de sainteté, elle ne se prêche pas elle-même, elle ne veut pas convaincre les gens d’avoir raison. Elle est l’amoureuse du Christ et n’exalte que le Christ.
En fait, l’Église est entrée dans le monde avec quatre Évangiles dans lesquels ses propres piliers, les apôtres, étaient représentés dans toute leur misère humaine, dans leur mesquinerie et même dans leurs péchés et leurs crimes. Comme beaucoup l’ont remarqué, y compris des ennemis de l’Église, jamais aucun fondateur de religion, de parti ou d’état n’a fait une chose pareille. C’eut été une délégitimation proche du suicide.
Seule l’Église a pu le faire. Même si ces apôtres, en réalité, sont ensuite devenus d’authentiques héros en mourant sans défense comme des martyrs.
Seule l’Église, à la fin du vingtième siècle, qui avait vu les chrétiens mourir par millions, victimes des différents régimes sous toutes les latitudes, a inauguré le nouveau millénaire, avec Jean-Paul-II, non par un acte d’accusation, mais par un « mea culpa ».
Seule l’Église, qui aurait eu parfaitement le droit de pointer du doigt les idéologies et les partis, a su demander pardon. Alors que les bourreaux ne l’ont pas fait. Est-ce un signe de faiblesse et de mollesse ou une preuve de force (humainement) inexplicable ?
Seule l’Église peut placer la vérité au-dessus de l’intérêt partisan, et donc ne pas en avoir peur, même quand elle est douloureuse et humiliante. Comme dans le cas des prêtres pédophiles. Même quand elle fait scandale : « oportet ut scandala eveniant », a dit Jésus, Seigneur de l’histoire.
L’Église ne se défend pas avec le mensonge. Cette attitude contribuerait plutôt à la détruire. Imaginer que Dieu ait besoin de nos mensonges pour sauvegarder son œuvre est un sacrilège.
La sainte Église, explique le pape, n’est pas un noyau de mafieux vivant de « l’omerta ». Les mensonges servent seulement aux coupables qui ne veulent pas s’amender ou à ceux qui veulent conserver un pouvoir temporel. L’Église, par contre, vit de la vérité. Et la vérité ne fait pas de calculs d’intérêt. Le mensonge expose au chantage. « La vérité vous rendra libres » a dit Celui qui est la vérité incarnée.
Le monde, par contre, dit : « La vérité vous rendra faibles ». Mais ce que le monde ne comprend pas, c’est que, pour le Pape, la « faiblesse de Dieu est plus forte que la force des hommes ». Il y a deux mille ans, on attendait un justicier, un roi puissant qui aurait assujetti le monde. Et c’est un enfant sans défense qui est né. Ensuite, devenu grand, même les apôtres ont pensé qu’il serait devenu roi. Et lui, par contre, a choisi le trône de la croix et la couronne d’épines. Parce que, a expliqué Benoît XVI, il a voulu sauver le monde non par la force, mais par l’amour.
L’amour est plus fort que tout. C’est pour Lui, victime salvifique, que le pape a fait comprendre à tous, et avant tout aux ecclésiastiques, que les victimes des prêtres pédophiles ne sont pas des adversaires, mais le visage du Christ crucifié. Ils sont l’Église persécutée. Tandis que les persécuteurs de l’Église sont plutôt les violeurs. Tout cela est grandiose et émouvant. C’est divin.
Antonio Socci est journaliste et écrivain. Cet article a été publié sur son blog : http://www.antoniosocci.com/2010/06/attaccano-il-papa-perche-segue-gesu/ . Il a été traduit par Luca Signore. Nous remercions Francesco Di Lodovico de nous l’avoir signalé.