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Peut-on fabriquer l’être humain ?

29 décembre 2010

Cette année le Prix Nobel de Médecine a été attribué au Professeur Robert Edwards, pionnier de la fécondation in vitro. La finalité de la fécondation in vitro est non seulement bonne, mais excellente : permettre à un couple stérile d’avoir un enfant. Comment pourrait-on contester une technique qui vise un but aussi noble.

Amour et utilitarisme

La philosophie et le langage ont toujours opéré une claire distinction entre le monde des personnes et le monde des choses. La personne possède une dignité, tandis qu’à la chose on attribue une valeur. « Dignité » signifie que la personne est un être irréductible aux catégories du « valable » et de « l’utile ». Vouloir classer l’existence d’une personne dans ces catégories est indécent.

« Dignité » signifie aussi que la personne, contrairement à la chose, ne peut jamais être utilisée comme un simple moyen. Elle est toujours une fin en soi. Considérer l’autre comme une fin en soi, comme un être dont je ne peux que rechercher le bien, est le propre de l’amour. L’attitude juste vis-à-vis de la personne est l’amour (la bienveillance, bene-volentia, « vouloir le bien de l’autre »).

« Vouloir le bien de l’autre » suppose la gratuité, le désintéressement : j’aime l’autre pour lui, et pas seulement en fonction de ce qu’il m’apporte, car alors il serait réduit au rang de moyen. S’il y a une chose essentielle que l’autre m’apporte, c’est l’invitation à sortir de moi-même, à me donner, à aimer, à ignorer mon bien propre au profit du sien : « l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même » (Gaudium et Spes 24).

La culture dans laquelle nous vivons éprouve une difficulté particulière à comprendre ce point, car nous baignons dans une ambiance « utilitariste », qui focalise la pensée et l’agir, souvent de façon inconsciente, sur l’intérêt personnel. Ce qui est réalisable et profitable doit être légitime.

L’amour vrai, par contre, nous apprend que notre plus grand « intérêt » réside dans le désintéressement. Voici comment Saint Bernard explique la gratuité de l’amour : « L’amour se suffit à lui-même, il plaît par lui-même et pour lui-même. Il est à lui-même son mérite, il est à lui-même sa récompense. L’amour ne cherche hors de lui-même ni sa raison d’être ni son fruit : son fruit, c’est l’amour même. J’aime parce que j’aime, j’aime pour aimer. »

Peut-on désirer un enfant ? Il n’y a rien de plus légitime. Mais ce désir se contredit s’il soumet la conception de l’enfant à une procédure qui attente à la gratuité de l’amour.

Amour et technique

Cette considération nous ramène à la fécondation in vitro [1]. Il est certain que cette technique présente des inconvénients : l’homme est réduit au rôle de fournisseur de liquide séminal, le corps de la femme est manipulé pour forcer la production d’ovules, des centaines de milliers d’embryons surnuméraires sont abandonnés dans l’azote liquide, beaucoup se perdent au cours du processus, on connaît des cas d’erreurs de manipulation (un couple blanc a ainsi reçu un enfant noir) ou des cas d’abus (un médecin qui s’est attribué le rôle de père biologique de dizaines d’enfants), on supprime les embryons jugés déficients par le diagnostic préimplantatoire ainsi que les fœtus qui présentent une malformation au moyen du diagnostic prénatal et de l’avortement (et si l’on commet une erreur dans ce domaine, et que l’enfant naît handicapé, on risque une condamnation pour le dommage infligé à l’enfant du fait d’être né…).

Certains pensent qu’il suffit d’éliminer les défauts de la technique pour la rendre acceptable du point de vue éthique. D’autres disent que la force de l’amour ou la grandeur d’une vie nouvelle justifie les inconvénients de la technique. Qu’en penser ?

Il est inhérent à la technique de « chosifier » le « produit » qu’elle élabore, même si elle est pratiquée avec beaucoup d’amour. Mis à part le fait que les parents se sentiront toujours « objets » d’une manipulation, l’enfant sera invariablement soumis au danger de l’erreur et de l’abus. Par ailleurs, sa « production » supposera toujours un « contrôle de qualité », qui élimine les « produits » défectueux : quel laboratoire de procréation assistée peut se permettre de « produire » des enfants handicapés ? Sa réputation en serait détruite ou sa responsabilité civile engagée. La « fabrication » d’un enfant devient ainsi tributaire des lois du marché et soumise aux arbitrages de la justice.

Il faut bien constater que seul l’acte conjugal est un geste procréateur qui, en soi, exprime l’amour. Ce faisant, il constitue la seule parole juste pour désirer la vie, la susciter et l’accueillir comme un don gratuit et désintéressé de l’amour.

Le problème de la fécondation in vitro ne réside pas dans les défauts de la technique ou dans ses conséquences dommageables. Le problème est inhérent à cette technique, à son principe, à sa logique interne, qui contredit la gratuité de l’amour.

D’autres considérations posent question : n’est-il pas paradoxal que nous soyons si à cheval sur le respect de la vie privée et que nous tolérions sans sourciller les atteintes non seulement à la vie privée de l’embryon, mais également à sa conception, à ce stade crucial qui configure son existence et toutes les caractéristiques de son identité ? N’est-il pas aussi paradoxal que l’on « fabrique » des enfants à tout prix, alors qu’on en élimine en même temps un grand nombre par l’avortement ?

Conclusion

Que faire alors pour rencontrer la souffrance des couples stériles ? La médecine est « l’art de guérir ». Guérir la stérilité est l’une de ses missions. Mais la procréation assistée, loin de guérir la personne, se substitue à elle dans l’acte conjugal et la blesse dans sa dignité. Il est curieux d’attribuer un Prix Nobel de Médecine pour un procédé certes remarquable sur le plan technique mais qui ne relève pas de « l’art de guérir ».

Revenons à la question initiale : comment contester une technique qui vise un but aussi noble ? Il est des réalités tellement sublimes qu’elles sont ineffables : les mots ne peuvent les exprimer sans les trahir. Il est des mystères à ce point transcendants qu’ils sont intangibles : la technique ne peut les reproduire sans les contrefaire.

La personne doit être aimée, dans l’acte-même de sa conception. Elle ne peut être fabriquée.

Stéphane Seminckx est prêtre, docteur en médecine et en théologie. Une version résumée de ce texte a été publiée dans « La Libre Belgique » du 25-1-11.


[1] Mon propos se limite ici à ce qu’on appelle la fécondation in vitro homologue, c’est-à-dire à l’intérieur du couple. La fécondation in vitro hétérologue, qui fait appel à des donneurs de cellules germinales, requiert une analyse différente.