En cette année de la foi, il est bon de se demander s’il est vraiment raisonnable de croire. S’agit-il d’un acte digne de l’intelligence humaine. C’est d’ailleurs l’une des principales objections que font les athées et les agnostiques : « vous affirmez des choses que vous ne pouvez pas prouver, vous transgressez la raison, donc votre foi est déraisonnable ».
La foi va-t-elle nécessairement au-delà de la raison ?
Il est vrai que la foi va au-delà de la raison si l’on entend par celle-ci la capacité de « mesurer » les choses et d’en « juger » en parfaite connaissance de cause. Étymologiquement, d’ailleurs, le mot « raison » vient d’un verbe latin (reor, ratus), qui signifie « compter », « calculer » et que nous retrouvons plus explicitement dans le substantif « ration », où l’idée de mesure est plus évidente que dans « raison ».
Or il est clair que les affirmations de la foi dépassent ce que nous pouvons mesurer par notre raison, même dans son exercice le plus large. Ainsi l’affirmation que Dieu est Trinité ou que la résurrection de Jésus contient le salut du monde transcende, à coup sûr, la raison scientifique. Comment ces vérités pourraient-elles être vérifiées expérimentalement, selon les critères de la science ? Mais elle déborde aussi le champ de la raison philosophique, beaucoup plus large cependant que celui de la raison scientifique. Seule une parole venue de plus loin que notre raison et reçue dans la « foi » peut dévoiler le mystère intime de Dieu ou révéler la portée ultime de l’événement pascal.
Il faut donc concéder que, allant au-delà de la raison, la foi est « trans-rationnelle ». Et s’en réjouir ! En effet, pour reprendre le mot de Pascal, « l’homme (dé)passe infiniment l’homme », si bien que cela seul qui nous dépasse est capable de nous satisfaire, seul ce qui passe notre mesure est vraiment à notre mesure. Les Grecs avaient perçu ce paradoxe quand ils définissaient l’homme comme un « être-frontière » placé dans un équilibre instable entre les animaux et les dieux. Les dieux sont achevés en eux-mêmes, au sein de leur existence bienheureuse. À leur manière, les animaux aussi se suffisent à eux-mêmes, dès qu’ils trouvent dans leur environnement normal de quoi remplir leur destinée.
Pour l’homme, il n’en va pas ainsi. Il n’est pas d’emblée divinement achevé en lui-même et, par ailleurs, son existence animale immédiate ne le satisfait pas. Plus est en lui, si bien que ce qui est à sa simple mesure n’est pas en mesure de le combler. Même les athées sont souvent adeptes d’une certaine transcendance, pas celle de Dieu, mais celle d’un idéal qui attire l’homme au-delà de lui-même et n’est pas entièrement mesurable par lui. Beaucoup d’agnostiques également sont ennemis d’une raison trop étriquée, se fermant a priori à un mystère qui la dépasse.
Dès lors, il serait illogique de s’effaroucher de ce que la foi se présente comme « transrationnelle ». C’est même là plutôt une condition indispensable pour qu’elle puisse prétendre porter l’homme à son achèvement authentique. Tout ce qui, par contre, serait uniquement rationnel est, à la limite, insignifiant. En tout cas sur le plan existentiel.
La foi nécessairement raisonnable
Cependant, il ne suffit pas qu’une réalité se présente comme transrationnelle pour être digne de l’homme et émettre la prétention de l’accomplir. Sans quoi on s’exposerait à confondre le transrationnel avec l’irrationnel ! La « transrationalité » est une condition nécessaire, mais non suffisante de cette authentique « démesure » qui, seule, est à la « mesure » de l’homme. C’est pourquoi il faut préciser que, tout en étant transrationnelle, la foi doit aussi être raisonnable, c’est-à-dire digne de la raison, pour être authentiquement humaine. Sinon, la foi ne serait plus le dépassement salutaire de notre trop simple raison, mais se confondrait, à tort, avec la négation de la raison comme telle ; elle ne signifierait plus 1’élargissement de la raison, mais sa suppression.
Un exemple : l’amitié
Un exemple de la vie quotidienne nous sera d’un grand secours. Il en va de la foi religieuse comme de la confiance humaine faite à autrui dans l’expérience de l’amitié ou de l’amour. L’amour, lui aussi, est transrationnel, et heureusement ! Pauvre amitié que celle qui serait entièrement contrôlée par la raison et se présenterait comme la conclusion logique d’un raisonnement contraignant : « Tu possèdes les qualités que je désire… donc je t’aime » ! Il est essentiel à l’amour humain de ne pas être pure affaire de lucidité et donc de se trouver porté par un mouvement qui déborde le champ de la seule conscience claire.
Et pourtant, même si l’amour est plus qu’une question de clairvoyance rationnelle, son idéal n’est pas d’être aveugle ou inintelligent. Certes, l’être aimé demeure toujours pour moi un mystère, mais c’est justement à la mesure de ma véritable « connaissance » de l’autre que je découvre combien il est à jamais mystérieux. Au contraire, celui qui ne connaît pas vraiment l’autre s’imagine à tort en avoir fait le tour, l’avoir pénétré à fond, et par là manifeste qu’il le méconnaît. L’amour authentique ne s’incline donc devant le mystère impénétrable de l’autre que parce que, précisément, il le connaît, en vérité.
En élargissant le propos, nous pouvons conclure que l’amour vrai dépasse, certes, la froide connaissance objective d’autrui, mais que, néanmoins, sa vérité ne se ramène pas à un coup de tête déraisonnable. Celui qui aime authentiquement sait pourquoi il aime, même si son amour déborde ce savoir. Bref, « le cœur a bien ses raisons que la raison ne connaît pas », comme disait Pascal. Mais, justement, ces raisons du cœur, qui transgressent l’ordre purement rationnel, sont encore… des raisons. La même chose vaut analogiquement de la foi religieuse : pour être digne de l’homme et de son autonomie rationnelle, elle doit avoir des raisons d’affirmer ce qui dépasse le pouvoir de la simple raison. Transrationnelle, elle doit cependant être raisonnable.
La communication interpersonnelle : témoignage et confiance
L’exemple de l’amour suggère que, dans toute relation humaine authentique, il y a, comme dans la foi religieuse, un mélange de confiance transrationnelle et de clairvoyance raisonnable. Mais il est possible d’élargir l’argumentation en recourant à une expérience plus quotidienne, celle de la communication entre les personnes. Nombreux sont les moyens qui nous permettent de savoir ce qui se passe en autrui : ses réactions physiques spontanées et, à un niveau plus révélateur, ses attitudes volontaires et ses mimiques. À travers ces dernières, nous entrevoyons davantage l’univers intérieur de la personne.
Toutefois, la communication interpersonnelle demeurerait bien pauvre si elle s’en tenait à ce type de langage gestuel. Pour les êtres humains, le mode de communication le plus efficace est le langage parlé, la parole proprement dite. Que ne réussissons-nous pas à exprimer par la magie des mots ! Ici, à la différence de ce qui se passait sur le plan des gestes ou des réflexes, le lien entre la pensée exprimée et son expression verbale est instauré arbitrairement par le langage humain, ce qui a pour conséquence que l’individu qui parle peut être très maître de sa libre communication de soi dans la parole.
Par sa souplesse infiniment subtile, le langage parlé rend possibles des échanges qu’aucun autre moyen d’expression ne pourrait traduire. Mais, par ailleurs, il permet aussi les pires mensonges puisque notre interlocuteur ne peut que rarement vérifier du dehors la liaison que nous instaurons entre notre pensée intime et les paroles extérieurement proférées. C’est pourquoi, chez l’homme, le langage le plus révélateur, celui de la parole, prend toujours la forme d’un « témoignage », c’est-à-dire d’une affirmation qui, ne pouvant être immédiatement vérifiée de l’extérieur, appelle, de la part de l’auditeur, une certaine attitude de confiance ou de foi.
Que dire alors lorsqu’autrui nous fait des confidences personnelles sur sa vie intime ! Pour l’essentiel, nous ne pouvons que « croire » à son « témoignage », à la « révélation » qu’il nous offre de lui-même et que nous sommes incapables de parfaitement contrôler de l’extérieur. Toute communication authentiquement humaine est ainsi transrationnelle, c’est-à-dire échappe à une vérification extérieure exhaustive. Nous devons « croire » au « témoignage » de l’autre. Et généralement, nous n’avons qu’à nous en féliciter. À quel misérable savoir des autres et du monde serions-nous en effet réduits si nous devions nous limiter aux seules connaissances que nous pouvons circonscrire par nos ressources propres !
Cependant, cette confiance faite à autrui ne doit pas être aveugle et, si nous avons des raisons de penser que l’autre pourrait se tromper ou nous tromper, il faut entreprendre les quelques vérifications qui nous sont accessibles du dehors en procédant à certains recoupements avec d’autres sources d’information. Ainsi toute « révélation » interpersonnelle appelle une attitude de « foi » transrationnelle en un « témoignage ». Mais, en même temps, pour être digne de notre raison, cette « confiance » doit être éclairée et donc raisonnable.
Parole de Dieu, révélation et foi
Comment n’en irait-il pas de même sur le plan de la foi religieuse ? Certains esprits s’étonnent de ce qu’un acte de foi soit requis en une matière qui intéresse vitalement la destinée de l’homme et du monde. Or, justement, seul ce qui est existentiellement insignifiant est parfaitement vérifiable par la raison (tels un constat physique élémentaire ou une proposition mathématique). Dès que nous entrons dans le domaine hautement signifiant de la communication entre les personnes, une certaine confiance en la parole révélatrice de l’autre doit entrer en jeu si nous voulons accéder à ce type d’information. Que dire alors si c’est Dieu qui parle ! Si la parole qui témoigne de soi dans l’histoire n’est pas seulement celle d’un homme, mais la parole de la Personne absolue, infiniment plus insondable encore qu’une personne humaine, comment s’étonner qu’il faille « croire » pour recueillir ce « témoignage » incomparable et enrichir son intelligence de cette « vérité révélée » ?
Si la religion a du sens, elle ne peut s’appuyer que sur une foi transrationnelle. Cependant, la foi en une révélation religieuse doit en même temps être éclairée et raisonnable. Certes, si Dieu existe et nous « parle » dans l’histoire, Il ne saurait ni se tromper ni nous tromper, sans quoi Il ne serait pas vraiment Dieu. Seulement, Dieu ne nous « parle » pas immédiatement et son existence même n’est pas d’emblée évidente. Ce sont des signes complexes qui nous convainquent de son existence et ce sont des témoignages humains très élaborés (l’Église, la Tradition, l’Écriture, etc.) qui prétendent qu’Il nous parle dans l’histoire. Pour être digne de l’intelligence humaine, tout cela demande des vérifications chaque fois que c’est possible. Nous ne pouvons certes pas contrôler de l’intérieur la Parole de Dieu, mais nous devons avoir des raisons de penser que, dans tel événement (l’élection d’Israël, la vie de Jésus, etc.), Dieu nous a communiqué le mystère de sa vie la plus intime. Nous en revenons donc à cette conclusion qui résume notre propos : transrationnelle par nature, la foi religieuse, pour être digne du sujet autant que de son objet, doit conjointement être raisonnable.
Ce texte a été publié dans la revue Pastoralia de janvier 2013.