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Les enjeux scientifiques du transhumanisme

8 juin 2015

 

Transhumanisme : le mot apparaît de plus en plus souvent, mais recouvre des réalités variables, complexes et mouvantes. Qu’en est-il ? S’agit-il de science-fiction ? Cherchons à y voir clair.

 

Le transhumanisme est un mouvement philosophique et culturel, visant à accroître et dépasser les capacités actuelles, intellectuelles et physiques de l’être humain (considéré comme un stade transitoire d’un processus évolutif). Dans ce but, identifié à un « progrès » de l’épanouissement et du « bien-être » individuel, les défenseurs du transhumanisme se réfèrent à des technologies déjà existantes ou mettent leurs espoirs dans des programmes de recherche scientifiques portés par les universités ou, aux USA, par des agences fédérales comme la NASA (recherche spatiale) ou la DARPA (recherche militaire).

Nous pouvons classer ces technologies en trois catégories :

– celles qui réparent l’homme (guérison de pathologies, etc.)
– celles qui cherchent à l’améliorer (augmenter)
– celles qui le transforment assez radicalement.

Les frontières ne sont pas toujours claires. Pour guérir une pathologie, on remplace parfois certains organes par des dispositifs technologiques plus résistants et performants qu’eux. La limite entre guérison et amélioration est donc poreuse : des prothèses peuvent conférer des capacités sportives supérieures ; cette amélioration ouvre éventuellement la voie à des transformations, si la forme des prothèses ne suit plus les formes physiologiques ou si elles sont associées à d’autres dispositifs qui n’existent pas naturellement dans le corps humain.

Exosquelette robotisé

Illustrons cela à partir d’un des exemples paradigmatiques de l’augmentation de l’homme : l’exosquelette robotisé. Il s’agit d’un système que l’on enfile sur le corps d’une personne et qui est piloté par un ordinateur connecté à certains centres du cerveau. Ce dernier envoie des signaux à l’ordinateur qui lui-même commande les mouvements de l’exosquelette. Celui-ci possède de multiples capteurs qui récoltent des informations essentielles au maintien de l’équilibre et à l’exécution de mouvements. Ces informations sont transmises vers l’ordinateur qui, à son tour, les retransmet au cerveau. Un tel système permet d’aider une personne handicapée à marcher ou d’assister des ouvriers dans le transport d’objets lourds. Ces recherches sont précieuses et bénéfiques pour l’humanité. Mais on pourrait aussi désirer disposer d’un exosquelette simplement pour décupler ses forces ou pour nuire ; les scientifiques seraient alors mis au service de projets visant simplement à augmenter la force humaine pour le plaisir. Certains membres humains (non handicapés, mais jugés imparfaits ou trop fragiles) pourraient même être remplacés par des prothèses robotisées couplées au cerveau, pour façonner — au gré des envies — un être nouveau, original.

D’aucuns objecteront qu’il s’agit ici de science-fiction. Rien n’est plus faux ! Les expériences sur les couplages et les interfaces cerveau-machine ont pris une très grande importance aujourd’hui. De plus, des techniciens sont amenés à participer à des recherches sur le « body hacking », qui consiste à transformer en profondeur le corps, en en modifiant les formes et en lui conférant des capacités perceptives nouvelles. Certaines personnes se sont fait récemment greffer des capteurs infrarouges pour obtenir de nouvelles sensations ! Ici, on saisit bien toute la différence entre une chirurgie réparatrice qui respecte l’unité du corps, au service du bien-être de la personne, et des techniques qui visent uniquement à « augmenter », puis à transformer l’homme en cyborg (mot d’origine anglaise, contraction de cybernetic et organism), simplement parce que c’est possible ou pour assouvir un fantasme.

Les sciences et les technologies sont susceptibles de participer à des travaux liés aux trois catégories d’applications mentionnées, mais il importe donc d’être conscient qu’elles peuvent être insensiblement conduites de l’une vers l’autre, en raison de la porosité des frontières qui séparent la réparation de l’augmentation et cette dernière de la transformation.

Convergence des NBIC

En parallèle de ce courant de recherche, qui s’oriente vers un homme transformé par des dispositifs technologiques, il convient de signaler aussi l’existence d’un courant symétrique qui, partant de machines, tente de les faire approcher de plus en plus des caractéristiques attribuées à l’être humain. Les recherches sur l’« homme robotisé » font écho à celles qui tentent de produire des « robots humanisés ». Les technosciences sont aujourd’hui massivement investies dans ce genre de recherche, en raison des impératifs économiques qui invitent à remplacer les humains par des machines censées se comporter comme eux. Le transhumanisme est contemporain d’une sorte de « transmachinisme ». Le phénomène est intéressant, car il montre que la référence humaine n’a pas disparu, bien au contraire. C’est un peu le paradoxe de notre temps qui rêve du dépassement de l’humain par un état où l’homme deviendrait une machine, et qui ne peut s’empêcher de vouloir que ses machines deviennent, dans le futur, à l’image de ce qu’il est lui-même actuellement. La technologie essaie, par exemple, de doter les robots androïdes de comportements qui imitent l’expression d’émotions humaines et de munir les robots autonomes d’outils d’intelligence artificielle permettant de singer la décision juridique ou éthique. Ces deux courants visent une vie et une intelligence purement artificielles caractérisant un « homme-machinoïde » ou une « machine-humanoïde », sculptées à la mesure des rêves ou des fantasmes… de l’homme actuel.

Les recherches scientifiques qui alimentent ces idées sont liées à des progrès récents et importants réalisés dans la sphère des disciplines désignée par l’acronyme : NBIC. Il s’agit en fait de l’interaction forte et convergente entre les Nanotechnologies, les Biotechnologies, les technologies de l’Information et les sciences Cognitives. Ces recherches, très importantes, apportent des informations utiles pour la science fondamentale et pour des applications bénéfiques : les recherches en robotique sont de la plus haute importance, car les robots permettent de préserver la vie des êtres humains, les soulageant de tâches trop dangereuses (milieux contaminés, exploration spatiale…), lourdes, rapides ou complexes pour eux. Mais, le robot peut entraîner une fascination conduisant l’homme à lui abandonner un certain nombre de pouvoirs décisionnels. Une forme possible de transhumain est l’homme couplé mécaniquement ou électroniquement à un ou plusieurs robots qui étendent ses champs d’action, de perception et de traitement de l’information, et qui se laisse diriger par les machines. Les scientifiques doivent ainsi être conscients d’un risque : leurs travaux peuvent être orientés dans la direction d’un remplacement radical du décideur humain par la machine. Un enjeu majeur pour les chercheurs aujourd’hui est de voir comment développer des technologies qui contribuent réellement à aider, à développer l’homme et les sociétés, sans sombrer dans une négation incohérente de l’humain ou dans un asservissement à des fantasmes de toute-puissance. Je fais le pari qu’un tel développement est non seulement possible mais qu’il est aussi très fructueux pour les technosciences elles-mêmes.

Dominique Lambert est docteur en sciences physiques et en philosophie. Il est professeur à l’Université de Namur. Il est membre de l’Académie Royale de Belgique. Cet article a été publié dans le numéro de mai 2015 de la revue Pastoralia.