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Si la vie est “indigne d’être vécue”

12 juin 2012

Voici une courte présentation du livre « Euthanasie. Le dossier Binding et Hoche ». L’article est écrit à l’occasion de la parution de la version italienne de l’ouvrage. Ce livre nous rappelle une étape importante dans la formation de la mentalité euthanasique.

Voici enfin traduit en italien le livre de Karl Binding et Alfred Hoche Die Freigabe der Vernichtung lebensunwerten Lebens (« La libéralisation de la destruction d’une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue ») (…) qui fut édité en Allemagne en 1920. (…) Je dis enfin, parce qu’il s’agit d’un texte qui marque une charnière, suscitant de nombreuses et riches réflexions (…).

Le livre révèle en effet, à travers la fortune qu’il connut en Allemagne dans la première moitié du XXe siècle — au moment de la montée du nazisme la définition d’euthanasie de la célèbre encyclopédie Brockhaus s’inspirait de leur travail et les citait — que la pensée eugénique portée à son extrême était diffusée et partagée avant même l’arrivée au pouvoir des nazis. Et grâce à des chercheurs qui n’étaient pas des nazis : le juriste Binding mourut en effet en 1920, et le psychiatre Hoche (disciple d’Ernst Haeckel, qui apporta en Allemagne l’évolutionnisme darwinien) présenta même sa démission de l’université au moment de la prise de pouvoir par le nazisme. Donc, même si les nazis firent ensuite un large usage de ce texte en diffusant ses thèses de base, il s’agissait d’idées qui avaient germé dans une culture précédente : le darwinisme eugénique, très en vogue dans ces années-là en Europe.

L’ouvrage peut être lu comme un texte irrémédiablement dépassé, et lié à l’idéologie nazie, si on souligne le thème, développé avant tout par Binding, du pouvoir de l’Etat sur les vies humaines. En effet, l’idée de peuple allemand — conçu comme une unité ethnologique homogène, constituée par des individus forts et en bonne santé — prend la dimension d’un sujet puissant à l’intérêt duquel chaque vie individuelle doit être subordonnée.

Mais c’est aussi un texte très actuel: dans les articles des deux auteurs, le pouvoir totalitaire de l’Etat sur l’individu, assurément présent, ne constitue qu’un des rouages, désormais obsolète, du raisonnement. Parmi les motifs adoptés pour justifier — et même souhaiter — l’élimination des personnes gravement malades ou atteintes par des problèmes psychiques, nous retrouvons des idées et des vocabulaires en usage encore aujourd’hui chez les fauteurs de l’euthanasie et de la sélection des fœtus.

Binding et Hoche, en effet, soutiennent qu’on ne peut pas considérer comme une vie au sens plein, une vie qui, à cause de la maladie, est exposée à une agonie douloureuse et sans espérance, ou celle des idiots incurables, qui traînent des existences sans but et sans utilité, en imposant à la communauté des coûts d’assistance lourds et inutiles. A propos de ces personnes, les deux chercheurs inventent une nouvelle définition, qui jouira d’un grand succès même bien au-delà de la défaite du nazisme : « des vies non dignes d’être vécues ». Une définition qui aplanit la route vers l’élimination des malades et des porteurs de handicap, permettant que ces meurtres soient justifiés avec une motivation moralement acceptable : ils parlent en effet de « mort charitable » (Gnadentod).

Il s’agit des mêmes paroles qui reviennent dans les écrits de beaucoup de bioéthiciens contemporains, et de nombreux hommes politiques qui soutiennent des propositions législatives de type euthanasiste. Comme l’écrivent les responsables de l’édition dans l’introduction, « la notion de vie comme digne de protection vient dès lors détachée de tout postulat métaphysique, de n’importe quel dogme du droit naturel, et conduite vers une sémantique du concret et de l’immanence: la vie a une valeur en tant qu’elle procure du plaisir et se soustrait à la douleur ». Ce livre, précisément en raison de ses caractères sinistrement actuels, devrait donc embarrasser fortement ceux qui soutiennent l’euthanasie en pensant qu’elle n’a rien à voir avec le nazisme.

Hoche se révèle aussi un représentant de cette attitude scientiste — encore vivante aujourd’hui — selon laquelle la science ne se trompe jamais et qu’elle est donc digne de foi comme un dogme. En effet, en proposant l’élimination des malades mentaux, il prétend que la science médicale de son temps est parfaitement en mesure d’établir, sans marge d’erreur, si un malade psychique est incurable ou non.

Mépris de la vie humaine imparfaite, surévaluation des capacités de la science : voici deux attitudes encore fortement présentes à notre époque, démontrant que l’eugénisme est encore vivant, et qu’il n’a pas été liquidé avec le passé nazi. Egalement parce qu’il ne s’identifie pas seulement en partie avec ce dernier. Comme le prouve le livre de Binding et Hoche.

Lucetta Scaraffia est historienne et journaliste. Elle est éditorialiste de “L’Osservatore Romano” et collabore aussi dans différents journaux italiens comme “Il Riformista”, “L’Avvenire”, “Il Corriere della Sera”. Ce texte a été publié dans “L’Osservatore Romano”, édition française du 10-5-12. La version française du livre est publiée par K. Schank et M. Schooyans aux Editions du Sarment (Paris 2002), sous le titre “Euthanasie. Le dossier Binding & Hoche”.