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La Tradition est plus moderne que la modernité

20 avril 2011

On oppose souvent conservatisme et progressisme, tradition et modernité. Fabrice Hadjadj nous explique qu’on ne peut être vraiment « moderne » qu’en accueillant la tradition.

 

 

 

La modernité de l’époque de Péguy avait encore des ambitions humanistes. Or tout cela est fini. Le siècle passé entre le temps de Péguy et notre temps a posé les conditions d’une complète sortie de l’humanisme. Le fait nouveau, c’est notre conscience de la finitude non plus individuelle, mais collective de l’espèce humaine. Le XXe siècle avec Kolyma, Auschwitz et Hiroshima (j’emploie des noms propres parce qu’ici les noms communs sont insuffisants à désigner ces événements), le XXe siècle fut à la fois le temps de l’apothéose puis de la mort des idéologies du progrès. Pourquoi cela ? Parce que le progressisme fut au pouvoir, et, au lieu de faire une société plus juste, il produisit le totalitarisme. Dès lors, comme dit Rimbaud dans Une saison en enfer : « Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s’inventent ! ». Si vous mettez par-dessus ces catastrophes le darwinisme qui nous explique que l’humanité n’est qu’un bricolage dû au hasard et à la concurrence, il devient difficile de croire en l’avenir, à l’histoire et à la postérité.

C’est pourquoi nous assistons à une crise de la modernité et nous allons vers le post-humain. (…) Selon Guardini, la modernité a essentiellement consisté à reprendre certaines réalités dégagées par le christianisme pour les retourner contre le christianisme lui-même. A partir de la révélation de la dignité de la personne, on fabrique l’individualisme. A partir de la vérité du libre-arbitre, on fabrique le libéralisme. A partir de l’exigence de justice sociale, on fabrique le socialisme, etc. La modernité voit telle fleur évangélique, elle la cueille donc et la met dans un vase. La fleur est mise en valeur, elle paraît même plus splendide. L’isolement lui procure un éclat spécial, une extase de bouquet, et l’on se met à penser que la fleur n’avait rien à voir avec ses racines. En vérité, on la condamne à la pourriture.

L’oubli peut donc fonctionner un certain temps — autant de temps que le progressisme parvient à masquer qu’il n’est lui-même qu’un substitut à l’espérance théologale. Mais que voit-on aujourd’hui ? Je vous l’ai dit : l’effondrement des progressismes, la mode au contraire d’un catastrophisme généralisé, enfin la crise radicale de la modernité… Cela devait bien arriver, puisque toutes ces notions coupées de leurs racines comme de leur soleil ne pouvaient que perdre peu à peu la vitalité de leur sève. Paradoxalement, aujourd’hui, la modernité ne peut être sauvée que par un recours à la tradition, et plus spécifiquement à la tradition juive et chrétienne.

Les espoirs mondains sont morts. Il est impossible, à partir d’eux, de croire en une issue pour l’humain. Mais l’espérance théologale ne peut pas mourir. Elle ne dépend pas de l’avenir. Elle dépend de l’éternel. Je le rappelle toujours : quand on me dirait que la fin du monde est pour dans un an, cela ne m’empêcherait pas d’aimer ma femme, d’avoir avec elle un nouvel enfant, de faire découvrir à mes cinq autres enfants la poésie de Dante… Parce que je sais que cette vie n’est pas pour avoir une postérité, mais pour que chacun ait la vie éternelle.

Le modernisme, c’est-à-dire la modernité qui prétend se fonder sur elle-même, ne peut donc que détruire la modernité. Elle est aujourd’hui balayée par le post-humain. (…)

La tradition n’est pas si opposée à la modernité qu’on se l’imagine. Car la tradition n’est ni conservatisme ni fascination du passé historique. Ce qui eut tendance à détruire toute tradition, c’est précisément la connaissance historique pour elle-même. Elle multiplie les informations sur le passé, mais c’est pour le mettre dans une vitrine. Rien n’est plus opposé à la tradition que le musée folklorique. C’est que la tradition ne consiste pas en une simple transmission de savoir : elle est dans la transmission d’un savoir-vivre. Je peux connaître avec beaucoup de précision tout ce qu’a fait Jésus, et même la Bible par cœur ; je peux être le conservateur d’un grand musée du christianisme. Mais ce rapport muséal n’est pas un rapport traditionnel : le culturel n’est pas le cultuel. L’érudit connaît très bien la tradition, mais il n’est pas dans la tradition. La vielle femme qui prie Jésus est dans la tradition même si elle en sait beaucoup moins sur la tradition que l’érudit. Dans la tentation de Jésus au désert, Satan sait très bien citer le Deutéronome par cœur, il est même sans doute un expert en exégèse historico-critique : il est dans l’érudition pour s’éviter d’entrer dans la tradition vivante.

Par ailleurs, la tradition n’est pas un conservatisme. Un bon exemple nous est donné par le motu proprio de Jean-Paul II Ecclesia Dei afflicta. Ce texte constate le schisme opéré par Mgr Marcel Lefebvre et ceux que l’on appelle « intégristes » ou « traditionalistes ». Quel est le principe de ce schisme ? Non pas l’amour de la tradition, dit Jean-Paul II, mais l’amour du conservatisme, c’est-à-dire d’une conservation qui tient tout absolument intact, et donc qui minéralise au lieu de conserver en vie. Vous le savez bien : si vous voulez tout conserver d’un être vivant, vous ne pouvez plus le conserver en vie, parce que vous devez le figer : « A la racine de cet acte schismatique, on trouve une notion incomplète et contradictoire de la Tradition. Incomplète parce qu’elle ne tient pas suffisamment compte du caractère vivant de la Tradition qui, comme l’a enseigné clairement le Concile Vatican II, se poursuit dans l’Eglise sous l’assistance de l’Esprit Saint ». Le traditionalisme s’oppose à la Tradition, parce qu’il tue l’organisme vivant pour devenir un adepte du fossile.

La vraie tradition ne consiste pas à tout conserver de ce qui se faisait hier, mais à en transmettre l’essentiel. Et pour le transmettre, il faut savoir reconnaître les signes des temps, et donc s’ajuster à certaines conditions nouvelles de transmission. Josef Pieper écrit avec force : « Une conscience authentique de la tradition nous rend libres et indépendants vis-à-vis de ceux qui s’en prétendent les “gardiens”. Il peut arriver que ces fameux “tenants de la tradition”, du fait qu’ils s’en tiennent à des formes historiques, entravent la véritable et nécessaire transmission (qui ne peut s’opérer qu’à travers des formes historiques changeantes) ».

La vraie tradition est relation vivante au mystère, tel que cette relation est reçue et transmise, comme la parole et la vie, à travers la parole et la vie, depuis l’origine. La Tradition est donc plus que critique, parce qu’elle est rapport à ce qui échappe à la critique, à ce qui nous dépasse, à ce qui nous questionne plus que nous ne le questionnons, à ce qui nous appelle plus que nous ne lui répondons. Elle est aussi en cela plus moderne que la modernité : elle est toujours en avance, dans la mesure où elle se fonde sur l’espérance ; elle ne porte pas sur l’avenir proche, mais sur l’éternel, et donc sur ce qui surgit même après la fin des temps. Elle est en cela plus jeune que la modernité, parce que la tradition suppose que les pères sont aussi d’abord des fils et donc des enfants : ils n’ont pas eu l’initiative de la parole, ils n’ont pas inventé la vie, ils l’ont d’abord reçue. Il n’y a de complexe d’Œdipe que hors la tradition. Il n’y a de choc des Titans que hors la tradition. Dans la tradition, le fils n’a pas à tuer le père, parce qu’il découvre que son père est lui-même un fils, et que toute originalité pure, tout génie véritable, est toujours filial. Parce qu’être fils de l’Eternel est infiniment plus grand que d’être père pour un temps.

Comme l’écrit aussi Josef Pieper à propos de l’espérance : « La jeunesse de l’homme qui aspire à l’éternel est par nature indestructible. Elle ne donne prise ni au vieillissement ni à la déception ».

Fabrice Hadjadj est un philosophe et écrivain français, né de parents juifs, d’origine tunisienne. Dans sa jeunesse, il était défenseur de l’athéisme et anarchiste. En 1998, il s’est converti au catholicisme. Ce texte est un extrait d’un article publié dans “L’Osservatore Romano”, édition en langue française, du 10-3-11. Il a été transcrit par Carlo Signore.